• Episode 19 : Quand l'amitié est fraternelle

    Episode 19 : Quand l'amitié est fraternelle

    (photo : S.Weiss)

    J’ai connu Marco, il y a longtemps. Huit ans environ. J’avais 26 ans. J’étais allée à un concert avec une amie. Ce n’était pas un concert traditionnel, une sorte de performance. Plusieurs artistes venaient interpréter un même morceau, proposer leur propre interprétation de manière très libre.

    Le public, sous forme de jeu, devait exprimer ses préférences. Marco, que je ne connaissais donc pas encore, était assis à mes côtés, avec sa copine. Il faut, pour que tu comprennes la suite, savoir que c’est un grand guitariste. Donc il y avait plusieurs thèmes musicaux venant d’univers différents : un morceau de rock, je crois me souvenir que c’était Wild thing des Troggs, enfin c’est pas d’eux mais c’est eux qui l’ont fait connaître. Bref, ensuite il y avait un morceau klezmer qui s’intitule Lebedik un freilach et enfin un morceau classique connu, mais là j’avoue mon inculture. Trois groupes se confrontaient donc à tour de rôle aux trois thèmes musicaux.

    Alors, on a commencé à commenter, en plaisantant. J’ai vu qu’il s’y connaissait, j'ai aussi remarqué qu’il avait une sorte de respect pour les propositions musicales parfois pleines de maladresses. J’étais sensible à cette délicatesse. Après le concert, nous nous sommes retrouvés avec mon amie et sa copine de l’époque chez lui et on a passé une très bonne soirée. Il y avait entre nous deux dès cette première soirée une sorte de coup de foudre, qui, comme je suis une femme et lui un homme, nous a mis dans un premier temps mal à l’aise.

    On avait échangé nos numéros et donc on a commencé à se voir, seuls, comme en cachette. On prenait beaucoup de plaisir à échanger mais un plaisir empreint de culpabilité. Un jour, je l'ai rejoint dans un bar. Je le sentais particulièrement troublé. Au milieu d’une conversation, il s’arrêta et me dit qu’il fallait parler de nous deux. J’étais totalement paniquée parce que c’était exactement le sujet que je ne voulais pas voir abordé. Donc il me dit qu’il me trouvait adorable, qu’il était enchanté d’avoir fait ma connaissance, que j’étais en train de changer sa configuration de vie. Plus il parlait, plus j’avais l’impression de défaillir, une envie de m’enfuir, avec des perles de sueur qui descendaient le long de mon dos. Et puis... Il nous sauva…

    Il dit que clairement il me considérait comme une amie, que ma relation avec lui n’était pas une relation adultère et qu’il voulait s’assurer que j’étais bien sur la même longueur d’onde. Mon corps se délivra de l'angoisse par un fou-rire que je ne parvenais pas à maîtriser. Il venait de dire ce que j’attendais. Cette amitié était tellement nouvelle pour moi, que je ne savais pas en définir les contours. Il avait trouvé les mots justes.

    A partir de là, une relation s’est installée entre nous très fraternelle. Il venait manger à la maison, mes parents et ma sœur avaient compris que nous étions des amis très liés et le considéraient presque comme mon frère. Sa famille vivant loin, il avait trouvé chez nous une tribu adoptive. Il venait même chez moi quand je n’y étais pas.

    Un an plus tard, il m’a fait connaître un ami à lui, Vincent, avec qui je suis restée quelques années. Marco est devenu mon confident, moi la sienne. J’ai été là lorsque sa chérie l’a quitté. Il dormait chez moi. Il a eu du mal à refaire surface et je trouve qu’il a du mal encore aujourd’hui à ne pas se surprotéger du fait de la douleur ressentie lors de cette séparation. Mais bon, c’est une autre histoire…

    Je m'arrête un instant dans mon récit.

    Quand j’ai perdu mes parents, il a été très présent et très affecté. Durant ces huit années, nous avons grandi, évolué ensemble. Sans jamais avoir envie de terminer dans un lit. C’est comme si, entre nous, les hormones étaient incompatibles, ce qui protégeait notre amitié de toute ambiguïté.

    Que te dire encore sur mon ami ?
    Ah oui, Marco, comme je te le disais, est guitariste. Je l’ai aidé autant que je le pouvais à trouver des lieux pour se produire. Antoine, mon ex, a aussi beaucoup travaillé sur l’aspect graphique et visuel afin de promouvoir ses productions. Aujourd’hui, entre les cours qu’il donne, ses représentations et la vente de ses albums, il commence à pouvoir vivre correctement de son art. Ça n’a pas toujours été le cas et pendant longtemps, il a fallu qu’il soit convaincu de son amour pour la musique jazz pour persévérer dans cette voie. C’est un tenace Marco. Moi, j’avoue qu’il m’impressionne. Ce n’est évidemment pas pour cela que nous sommes amis mais je suis fière de le connaître et qu’il accepte mon amitié. Je me sens tellement moins valeureuse que lui !

     

    Dernièrement, lorsqu’Antoine m’a quittée, il a été la personne qui m’a ramenée à la raison, parce que j’avais un peu perdu les pédales. C’est difficile à définir. Je me pose parfois la question. Est-ce que je l’aime plus que Mila ? Est-ce qu’il fait plus partie de moi que ma propre sœur ?

    Tu vois, avec ma sœur, nous pouvons suivant les périodes nous voir peu mais il reste un truc inexplicable qui fait que nous sommes là, l’une pour l’autre, comme une évidence, au-delà des différences, des jugements, des chamailleries. Je ne dis pas que parce que nous sommes sœurs, il est gravé dans le marbre qu’il y a comme un devoir à exister pour l’autre. Non. Mais avec Mila, c'est ainsi.
    Est-ce que la relation que j’ai construite avec Marco est de même nature, aussi inébranlable ? Je suis tentée aujourd’hui de le croire. Nous ne sommes ni dans la complaisance, ni dans la tendresse débordante. Il y a entre nous une sorte de relation impudique qui fait qu’on ne se demande plus la permission pour se dire les choses ou pour agir. Moi, j’appelle cela une « familiarité », il est de ma famille, moi qui en ai si peu.

     

    Bon et puis, Renzo, j’en arrive à Marco avec toi et moi.
    Donc Marco, comme moi, sommes conscients que notre amitié prend de la place et peut déstabiliser notre entourage. Toi et moi, nous sommes dans une histoire qui commence, je ne sais pas encore à quoi elle va ressembler, si nous en attendons les mêmes choses, si nous allons tout simplement nous entendre. Bref, tout cela pour dire que je vais te faire de la place, Marco en est d’accord… Enfin si tu veux bien prendre de la place dans ma vie.


    Renzo me regarde, avec son regard moqueur. Je repose la tête sur son torse.

    Tu vois, c’est étrange mais je me rends compte que depuis le début de mon amitié avec Marco, j’ai perdu peu à peu mes amitiés féminines. Je n’ai plus qu’une amie fille et encore, notre relation n’a rien à voir avec celle que j’ai avec Marco. Peut-être qu’une amitié forte exclut les autres. Parfois je m’interroge si c’est une bonne ou une mauvaise chose. Est-ce que si j’avais d’autres amies, cela me permettrait d’exprimer différemment mes sentiments et donc d’avancer plus efficacement dans ma vie ? Est-ce que cette amitié atypique de par sa force et son poids est quelque chose qui me retranche du monde comme un couple l’est aussi parfois ? Marco me comble, amicalement et du coup je vais moins vers les autres. Lorsque des femmes cherchent ostensiblement mon amitié, je ne fais pas d’efforts pour entretenir la relation et elle ne tient pas le coup très longtemps. Voilà c’est ainsi. Je suis devenue négligente à d’autres amitiés. D’un autre côté, j’ai cette chance extraordinaire d’avoir un ami, que je considère comme mon frère de cœur. Cette amitié n'est pas, je peux l’accepter, des plus normatives mais elle est précieuse et rare. Si je perdais Marco, je perdrais comme une partie de moi, je me sentirais encore plus orpheline que je ne le suis déjà depuis la mort de mes parents.

    Voilà tu sais tout sur Marco et moi, Renzo. J’espère que j’ai pu répondre à ta question le plus honnêtement possible. 

    Pour toute réponse, Renzo m’embrasse la tempe et me susurre à l’oreille qu’il a encore envie de moi. Je souris.

    « Episode 18 : Renzo et son antreEpisode 20 : Une réponse tant attendue »