• Episode 20 : Une réponse tant attendue

     

    Episode 20 : Une réponse tant attendue

    (Willy Ronis)

    La nuit qui suit est douce et laisse entrevoir une relation pleine de ces moments différents qui créent une harmonie. Partager un petit déjeuner, diner avec des amis, s’aimer sans retenue… Parfois des gènes dans ces changements. Un besoin de recoller à une réalité autre qui déstabilise. Parfois même l’ennui. Avec Renzo, l’impression que tous ces instants s’enchaîneront sans brisure.

     

    Alors que nous déjeunons, mon téléphone sonne. Je ne réponds pas mais il sonne de nouveau. Je regarde qui appelle. Numéro inconnu. Un message que j’écoute. Maurice Rappoport qui me demande de le retrouver plus tard dans un restaurant. Il ne se présente pas sous son vrai nom mais je reconnais sa voix et le ton est badin comme pour un rendez-vous amical afin de manger ensemble. Comme son message laisse entendre qu’il n’attend aucune réponse de ma part, je n’y réponds point.

    -         Hannah, j’aimerais t’aider mais pour le moment, je ne vois pas comment.

    -         En fait moi non plus. J’espère qu’il va me dire qu’il accepte ma participation. Si ce n’est pas le cas, je ne sais pas ce que je vais faire.

    Nous nous quittons. Je rentre chez moi. Je descends dans la cave. Je remonte des classeurs de photographies.

    Assise en tailleur, je regarde les clichés de cette famille que je ne connais pas, les Zlos et les Schwarz. J’écris sur un bout de papier les prénoms et noms que j’y découvre. Une sœur du père de mon père, Gerda Zlos, un frère de sa mère Léon Klein. Ils sont morts certainement ou centenaires… Ont-ils eu des enfants ? Où vivent-ils ? Que savent-ils ? Suis-je capable, en retrouvant leur trace, d’aller vers ces gens que je ne connais pas même si nos origines nous lient. Pour leur dire quoi ? Comment?

    Je sors certaines photos parce qu’elles me semblent montrer des pistes à suivre.

     Que sais-je ? Je trace un arbre sur un papier. Au pied, Mila et moi, avec nos années de naissance respective. Au-dessus, nos parents Josef Zlos et Blanche Schwarz. Mon père est né en 1938, ma mère en 1940. Dans le même pays, pas la même ville. Pourquoi le changement de domicile de mon père ? Je note la question, les dates, les lieux. Je remonte le temps encore. Mais là déjà, tout s’obscurcit. Je n’ai connu aucun de mes grands-parents. Aucun ne m’aura pris sur ces genoux, ne m’aura conté les histoires des anciens, ne m’aura raconté du-temps-de-ma-jeunesse. Rien, juste des clichés en noir et blanc. Je connais les noms, je ne sais pas ce qu’ils ont vécu, nada. Du côté de mon père, j’écris Yakkov Zlos et Irma Klein. Je ne sais rien d’autre. Du côté de ma mère : René Schwarz et Irène Croix. Là, j’ai appris que René était résistant, mort en 1941 dans les geôles de la Préfecture, qu’Irène est morte en 1950 (je fais un calcul sur la feuille). Une couturière. Assassinée.

    Je note aussi le frère de ma mère, mon oncle, mort aussi avant ma naissance : Ernest Schwarz et une tante du côté de mon père, dont je ne connais pas le nom et que je vois juste bébé sur les photographies.

     Peut-être que Maurice saura combler certains des trous.

     Je ramasse mes notes et les quelques clichés, que je glisse dans un livre. Djamilia, de Tchinguiz Aïtmatov. La plus belle histoire d’amour selon Aragon. Je mets le livre dans mon sac. Je pars pour ma rencontre avec Maurice Rappoport.

     J’arrive dans un restaurant, populaire, très bruyant. Je vois sa silhouette, il me fait signe. Je me dirige vers lui et avant que je n’ouvre la bouche, il me fait signe de ne rien dire. Il me fait la bise et me glisse un papier. Je le lis. Je tire de mon sac mon téléphone portable et lui tend. Il enlève la batterie, se lève et laisse le téléphone derrière le comptoir. Il revient, avec un sourire doux.

    -         Bonjour Hannah, tu vas bien ?

    Son tutoiement me surprend toujours. Je ne peux m’y mettre.

    -         Oui, je vous remercie de m’avoir appelé. Pourquoi ne pas juste avoir éteint mon portable ?

    -         Nous n’avons aucune certitude de ne pas être sur écoute. Le fermer, ne sert à rien, même ce que je viens de faire non plus. Vous n’êtes plus localisable mais n’importe lequel des portables de nos voisins peut être utilisé pour écouter notre conversation. Ce qui nous sauve, c’est le bruit ambiant.

    -         Et votre brouilleur ? Vous ne pouvez pas brouiller les ondes autour de nous ?

    -         Si théoriquement, je peux, mais ce n’est pas souhaitable. Rendre des zones hors de portée c’est aussi nous faire repérer.

    -         Ça a l’air complexe. Ça ne vous rend pas dingue… parano, je veux dire ?

    -         Tu me trouves l’air dingue ?

    Je lui souris, peut-être pour la première fois.

    -         Non mais beaucoup plus méfiant que la moyenne.

    -         Bon, venons-en à ce qui nous lie… Nous en avons discuté avec toute l’équipe et nous acceptons ton aide avec reconnaissance. Cependant, comme il y a un danger réel pour toi (et pour nous aussi), nous nous verrons le moins possible. Tu vas avoir une personne contact, son nom est Angèle. Elle te dira quoi faire, quand, où.

    -         Quel est mon rôle ?

    Il me prend le bras, comme un geste de tendresse, pour me chuchoter le reste de la conversation à l’oreille. Je tente de jouer la comédie, rouge jusqu’aux oreilles.

    -         Nous voudrions, si tu en es d’accord, que tu demandes à accéder au dossier de ton grand-père à la Préfecture. On a les documents de son arrestation, qui n’ont rien de secret véritablement. Tu peux donc le savoir et innocemment aller demander des informations, des comptes. Tu es dans ton rôle de petite fille. Il ne faut pas, qu’à aucun moment, ils aient un doute sur tes motivations, donc tu n’évoqueras ni tes parents, ni la mort de ta grand-mère… Rien. En es-tu d’accord ?

    Je me penche à mon tour amoureusement vers lui.

    -         Oui.

    -         Mais ce faisant, tu t’exposes. Nous t’exposons.

    On nous apporte à manger. Je n’avais rien commandé mais mon plat préféré arrive, fleurs de courgettes frites. Je lève le regard vers Maurice.

    -         Oui, ta mère me l’avait dit.

    Je baisse le regard vers mon assiette, ma vision se brouille, des larmes que j’essaye de retenir tombent dans mon assiette. Je ne savais pas qu’elle avait conscience de cela. Mon injustice vis-à-vis d’elle. Maurice me prend la main.

    -         Désolé.

    -         Non, c’est rien… C’est juste qu'en ce moment, cela fait beaucoup d'émotions à gérer. Et puis... Je n’ai pas été très aimante du temps de leur vivant et de voir que ma mère m’avait observés si intimement, je sens le décalage… entre nos regards.

    -         Tu sais, elle me parlait souvent de toi. « Ah, Maurice, j’sais pas bien si cet Antoine, il lui va à ma Hannah ! Il lui faut un lion à ma sauvageonne. Lui c’est un matou, sournois avec ça.»

    -         Elle t’a dit cela ?!

    -         Et plein d’autres choses. Mais elle voulait surtout que tu ignores tout de ses activités souterraines.

    -         Mais pourquoi ?! Ça me dépasse !

    -         Tu sais, comme pendant l’occupation, il fallait cacher tout, même à sa propre famille. Pour se protéger mais surtout pour protéger ceux qui nous étaient chers. Quand elle a compris le danger, elle a agi ainsi.

    -         Oui, elle voulait me protéger. Mais c’est dur d’accepter d’avoir méconnu ses propres parents à ce point.

    -         Oui, sa duplicité parfois la gênait et parfois au contraire l’amusait. « Ouh Hannah m’a encore posé dix mille questions. Je crois que je l’ai tellement énervée avec mes réponses, qu’elle ne va pas y revenir avant quelques temps… »

    -         Oui, elle avait le don de m’énerver avec sa manière raisonnable d’envisager la vie, enfin c’est ce que je croyais…mais se cacher à ses propres enfants toute son existence…

    -         Un devoir envers elle, sa mère et vous aussi. Comme un sacrifice ultime.

    -         Je ne suis pas sure de partager son optimisme sur l’aspect ultime de ce sacrifice lorsqu’on observe l’état de notre société.

    -         Que veux-tu dire ?

    -         Un peu long à développer ici. Mais Maurice, dites-moi une chose qui me turlupine : dans quel but m’envoyez-vous à la préfecture ?

    -         Pour faire sortir le loup de sa tanière. Mais ne t’inquiète pas, nous serons là.

    Je vais servir d’appât. Je sens la peur me prendre au ventre, car la vision de mes parents morts dans cette voiture me revient à l’esprit au même instant. Une peur qui ne paralyse pas. Une peur froide, qui laisse la gorge sèche mais qui n’enlève point la détermination. Je veux savoir qui a tué mes parents.

    De nouveau silencieux, Maurice me rend mon portable. Il me donne une carte SIM en la faisant glisser discrètement vers moi. Je comprends qu'elle sera destinée à nos conversations. Enfin il me montre comment me servir du brouilleur d’ondes.

     Angèle, que je ne connais pas, doit me contacter par la suite.

    Je quitte Maurice sur le pas de la porte du restaurant. Il rentre de nouveau. Plus sympathique certes, mais toujours aussi impénétrable.

     

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