• Episode 5 : un matin qui réchauffe les cœurs meurtris

     

    Episode 5 : un matin qui réchauffe les cœurs meurtris 

    -Salut, ma douce !

    J’émerge de dessous la couette, les cheveux d’abord, les yeux ensuite. Marco est là, assis sur mon lit avec sa guitare à la main. Les accords naissent. Je reconnais la mélodie en un instant. River of no return. Marco s’invente Marilyn ce matin. Sa voix grave et douce m’enveloppe. Sometimes it’s peaceful and sometimes wild and free. 

    Mon sourire sort de la couette aussi. Je l’accompagne de ma voix timide. I lost my love on the river and for ever my heart will yearn. Lorsqu’il arrive à la fin, j’applaudis. Debout sur ces genoux, Marco s’incline comme un musicien classique puis d’un geste de la main demande le silence à un auditoire imaginaire. Silencieusement, avec un air très emprunté, il se remet à son instrument. Mes oreilles sont au garde-à-vous. De nouveau the River of no Return. Mais une autre interprétation. Plus lente encore, plus triste. Et puis la guitare qui s’énerve, la voix aussi à la Joy Division. Ian Curtis et sa voix sépulcrale. Comment avoir pu choisir ce nom pour leur groupe, après Warsaw et ensuite New Order ? Une blague potache de mauvais goût ou des relents nazis jamais avoués. J’aimais bien ce groupe, son univers. Je secoue la tête, je reviens à la réalité.

    -Allez, passons aux choses sérieuses ! Debout Hannah !

    Il me tire hors du lit et m’emmène à la cuisine. Une table avec des croissants, l’odeur du café, une fleur dans un vase.

    -Tu l’as piqué dans le bac à fleur sur le palier du 3?! Ca craint, mais t’es génial comme réveil-matin !

    Les larmes aux yeux, je lui saute au cou. Il me prend dans ses bras, en silence. Mon ami, mon frère.

    -Pendant trois jours, je ne suis pas sortie, je n’ai parlé à personne, je me sentais dans un trou vide, sans issue. J’avais juste mal, un mal indescriptible, presque physique, le cœur lourd à éclater. Et… Tu es là, avec ta guitare, tes croissants, tes bras… Je ne sais même pas comment te remercier !

    -Déjà en ne m’écrasant pas le pied droit ! Et puis pas d’enthousiasme exagéré Hannah, je me suis un petit peu endormi hier soir pendant que tu me parlais. J’ai un peu honte. Marco les dents recouvertes de miettes de croissant.

    -Honte ? Faut pas. Tu étais là, je me sentais soulagée de ne pas être seule, « me myself and I » comme dit la chanson de De la Soul. Je crois que j’avais besoin de toi, de ta présence. Je suis heureuse de t’avoir là avec moi ce matin.

    -Quand Carole m’a quitté, tu étais là, toi aussi.

    -Oui ! C’est bizarre que tu m’en parles car j’y ai rêvé cette nuit.

    -A Carole ?

    -Pas exactement. A toi en train de me dire d’avoir des aventures éphémères.

    -Et ? Le rapport avec Carole… ?

    -C’est ce que tu fais depuis Carole. Bien protégé dans ta tour (anagramme de trou d’ailleurs), bref, t’as mis en place un dispositif de blindage parfait contre l’amour. La réputation d’un queutard et le tour est joué. Mais au fond, est-ce que tu as réussi à oublier la peine, la déception ?

    -Waouh, un p’tit dèj aveC Freud… Ca détend !

    -Ouais, fais le mariole, Marco… T’es pas moins dans la panade que je ne le suis, mais toi, ça fait deux ans, amore. Alors, ne crois-tu pas qu’il faudrait passer au plan B ?

    -Déjà fait, j’en suis au plan Q . Marco trinque à sa blague avec sa tasse à café.

    -Bloody funny.

    -Ca va, moi, Hannah. Tout ça me va. Je ne me prends pas la tête.

    -Jusqu’à quand vas-tu vivre ta vie à moitié ?

    Marco repose sa tasse, balaye de sa main les miettes sur la table, machinalement, calmement, souriant.

    -Je vais bien. Je suis heureux. Ma vie me convient. Toi, tu es triste, parce que Ducon ne t’aime plus et que tu te sens mal dans ta vie en général. Inverse pas les choses. Je comprends que mon choix te déstabilise parce que tu m’as connu différent, mais voilà : je ne veux pas être amoureux, c’est mon choix. Certainement qu’aimer m’a fait trop de mal et je sais que je ne veux plus vivre ça.

    Je prends la main de Marco.

    -C’est vrai que je ne te comprends pas. Quand je vois les nanas que tu emmènes chez toi, c’est plus fort que moi, j’ai envie de faire comme sur un tournage « coupez, mauvaise prise ». C’est débile, je sais, parce que c’est ta vie. Mais j’ai pas envie…

    -Mais, arrête ! C’est pas un moment glauque. On partage une nuit, une seule en général mais on est là pour donner quelque chose à l’autre, un corps à corps qui ne se réduit jamais (ou rarement) à quelque chose de sexuel. Je fuis l’attachement, c’est là ma limite.

    J’ai de nouveau les larmes qui coulent, c’est pénible.

    -Moi, je suis dedans, le trou noir, celui qui te brise, ton corps, ton âme, tes rêves, tes certitudes. Je ne m’imagine pas avec un autre type, concrètement, mais encore moins de ne jamais revivre ces élans, cette sublimation de nos vies. Je ne veux pas me vacciner contre ça.

    -Tant mieux… En même temps, un peu tôt pour le dire, non ? Moi, je ne l’ai pas su de suite. Je me suis rendu compte petit à petit que je ne m’attachais plus, que j’en étais incapable. Quand j’ai compris finalement comment je fonctionnais, j’ai décidé de l’assumer et d’arrêter de faire du mal à des femmes qui avaient des illusions sur celui que j’étais, comme moi j’en avais eu. Aujourd’hui, je me sens en accord avec moi-même, sans faux-semblant, serein… presque heureux.

    Je le regarde. Que lui répondre ? Oui, je suis en plein dedans, je ne sais rien…

    -Et puis Hannah, il y a toi dans ma vie. Je sais, c’est hors norme également. Mais sans avoir envie de te mettre dans mon lit, tu remplis ma vie. L’amitié a droit au chapitre, vois-tu ! Je ne suis pas seul totalement, je connais la valeur de ce qu’on partage.

    Une déclaration d’amitié. J’ai toujours été nulle pour exprimer mes sentiments. La culture du silence comme héritage familial, ça calme.

    -D’accord pour nous deux… Pour le reste, je ne sais pas… Je ne sais plus… Putain, c’est plus compliqué que dans les livres, hein ?

     

    Deux heures plus tard, il partait. Je me retrouvais seule à nouveau.

    J’ouvrais grandes les fenêtres, besoin d’air, même sibérien. Le temps était magnifique, après ces semaines de grisaille, la torpeur du dimanche s’était évaporée. J’enfilais ma veste et je sortais sentir la ville, sentir la vie.

     

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