• Episode 14 : Nos regrets éternels

     

    Episode 14 : Nos regrets éternels

    La pièce est plongée dans l’obscurité. La silhouette de Renzo se découpe dans la fenêtre éclairée par les lumières oscillantes de la ville.
    -   Ça va ?
    -   Oui, je me demandais si tu allais revenir avant le début de l’été. Tu faisais quoi ? J’essayais de me faire belle, mais si j’avais su qu’on allait se retrouver dans le noir, cela aurait pris moins de temps…

    J’arrive près de lui, son bras m’agrippe. Silencieux. J’observe son visage en noir en blanc et je n’arrive pas à savoir où ses pensées l’ont emmené. Je brise le silence, je le ramène sur Terre.

    -          Que nous as-tu préparés ?

    -          Des pâtes au beurre ! Ça te va ?

    Je ne sais pas pourquoi, je me l’étais imaginée en Superman de la cuisine qui, avec une pauvre carotte, un demi-oignon et un triste poivron tout ratatiné, vous crée un met délicieux.

    Renzo me précède et allume des bougies. Tout est là. J’ai envie de taper dans mes mains, avec cette joie enfantine qui parfois nous prend. Les pâtes sont en effet au beurre mais pas que… Je ferme les yeux, tend mon nez. Mmmm, je meurs de faim. Assise, face à Renzo, je le regarde, admirative. Ce type est trop bien. Trop.
    Moi, je pense à mes bas qui sont déjà en train de glisser sous ma jupe et que je tente de remonter discrètement.

    Mince, ça y est, mon imagination part en vadrouille… Il faudrait parfois la tenir en laisse, l’empêcher de nuire. Là, mes rêveries m’emportent loin… Vers la piazza Navona à Rome… Sophia Loren, dans Mariage à l’italienne de De Sica, y rend Mastroianni dingue en défaisant ses bas. Elle y est si belle ! J’aimerai être une fois dans ma vie cette femme séductrice. Et je m’en sens incapable…

    -          Renzo, tu mets la barre très haut ?

    -          Si c’est un compliment, je te remercie.

    -          Mais j’ai peur de ne pas être assez parfaite pour tout cela.

    -          Je peux te demander en quoi tu penses que tu ne serais pas assez bien pour moi, histoire que je puisse m’échapper à temps ?

    -          T’es sûr ?

    Il acquiesce silencieusement.

    -          Pour commencer, je te trouve physiquement plus confiant que je ne le suis. Je me trompe peut-être mais tu ne dois pas te poser la question de savoir si physiquement tu me plais ou pas ?

    Il ne répond pas et me fait signe de continuer. Je me suis mise toute seule dans cette situation, je continue donc.

    -          Ensuite, tu es calme, posé, extrêmement intelligent. Je suis assez calme certes, mais en surface en fait. A l’intérieur, je peux partir dans tous les sens, de manière totalement désordonnée et peu réfléchie. Je ne suis pas sereine pour un sou. Je ne sais pas si j’y aspire d’ailleurs. Ah si il y a une chose que je regrette, c’est de ne pas avoir confiance en moi, depuis toujours et pour toujours très certainement... Ca fait déjà pas mal non, comme exemples de mes imperfections?

    Il reste la fourchette en l’air avec un demi-sourire.

    -          Déjà, ta vision du Renzo est fort sympathique mais un peu inquiétante. On ne renvoie pas toujours l’image de qui nous sommes réellement, ni même celle qu’on aimerait renvoyer. Donc de ton esquisse, je garde posé et intelligent. Calme et confiant, non. J’ai mes démons. Comme toi, ta voisine, mon boucher…

    Je me lève, je le rejoins, m’assieds sur ses genoux. Je ne peux pas rester là, de l’autre côté de la table.

    -          Pour un petit diable, tu me parais bien sage.

    -          Ne t’y fie pas, Blanche-Neige et fais attention à ton petit cœur…

    Mon bas décide de me lâcher définitivement à cet instant-là… Il le voit. J’écarte les bras pour cette démonstration flagrante de mon précédent propos. Il éclate de rire. Lorsque son rire s’arrête, il me regarde longuement.

    -          Viens avec moi.

    Il m’emmène sur le canapé. Il m’embrasse mais je sens que c’est un baiser distrait… pour gagner du temps et ne pas parler tout de suite.

    -          Bon, ok Hannah, je vais casser le mythe alors…

    J’enlève mon deuxième bas, le plus fémininement possible, histoire de garder un semblant d’harmonie. Sainte Sophia, aie pitié de moi. Puis je m’allonge sur le canapé, en posant ma tête sur ses genoux. Attentive comme une gamine qui se prépare à entendre l’histoire du soir.

    -          Donc je m’appelle Renzo Desmartin, j’ai 39 ans et je suis un fils de bonne famille. La vie a toujours été douce pour moi, j’ai rarement eu à prouver ce que je vaux. Les femmes ? Jamais de passion. Un jeu souvent. Pas très courageux au moment du départ. A 39 ans, jamais en couple très longtemps et pas d’enfant. Ca fait douter non ? Les études ? Privées, couteuses. Le travail ? Un bon réseau pour commencer et le reste…

    -          Si tu avais été vraiment mauvais, il t’aurait viré, comme mon salaud de chef le fait avec moi!

    -          Tu crois cela ?

    -          Pour les femmes, sais-tu pourquoi tu ne t’es jamais attaché ?

    -          Je te rassure. Certaines m’ont quitté. Je n’étais pas assez attentionné à ce qu’il paraît. Pour les autres, je m’ennuyais assez vite en fait. Je ne sais pas pourquoi… Oui, un problème avec l’attachement, l’engagement certainement.

    -          Rassure-moi tout de suite, tu ne t’ennuies pas encore?

    -          Pas du tout Hannah et je ne vois même pas comment !

    Donc Renzo est un mec qui ne s’attache pas, qui ne s’engage pas et qui ne sait pas pourquoi... Respiration ventrale. Tout va bien. Je suis géniale, Marco me le dit du moins… Mince, comment font-elles, les « autres », ce groupe à mes yeux totalement homogène des femmes qui ne sont pas moi et qui semblent bien réagir en toutes circonstances, qui se sentent toujours belles dans le regard de l’autre ?

    -          Et toi, tu n’es plus avec Antoine donc ?

    -          Comment le sais-tu ?

    -          Ah ah… Des gars de ta bande de la machine à café me parlent parfois…

    -          Mais ils ne savent pas qu’on n’est plus ensemble.

    -          Eux non, mais moi oui, c’est quand même notre deuxième nuit... T’es plus avec lui hein ?

    -          Non.

    -          Pourquoi ?

    Bon, comment ne pas me tirer une balle dans le pied. Mentir avec aplomb ? Sophia Loren le ferait, elle. Je ne sais pas faire.

    -          Il m’a quitté pour une autre femme. J’ai été très triste, assez pathétique. Lost control de Joy Division, si cela te dit quelque chose. Et puis partir à Prague m’a fait sortir de ma léthargie. Je ne saurai même plus te dire ce que je faisais avec lui. Le type me semble totalement insipide aujourd’hui... Enfin, même avant la nuit dernière…

    En disant cela, je réfléchis à ce sentiment bizarre de se sentir étranger à l’autre qui était si proche pourtant. Si vite quand on pensait qu’il faudrait du temps pour panser les plaies. Comme ces livres qu’on a lu jusqu’à la dernière page avec un certain plaisir et qu’on semble redécouvrir totalement trois mois plus tard en les voyant dans sa bibliothèque. Une histoire vécue pour rien ? Est-ce que les dernières années de ma vie se résument à cela ?

    -          Pour te quitter, cet homme doit avoir un sérieux problème… En vérité, j’espérais que Prague te séparerait de lui... Mais tu avais devancé mes désirs.

    -          Tu es machiavélique ! Et moi qui pensais que tu ne m’avais choisie parce que, professionnellement, je faisais l’affaire ?

    -          Non mais évidemment…

    -          Je suis déçue… Mais en fait, comme tu t’intéressais à moi, toutes les missions que tu m’as confiées, c’était pour me séduire, te rendre sympathique. En fait, je ne vaux rien niveau boulot…

    -          Mais si, bien sûr, si tu m’as plu, c’est justement que je trouvais que ton travail était remarquable.

    -          Ah bon, alors tu ne m’as pas trouvé jolie dès le départ ?!

    -          Mon dieu, c’est pas possible, t’es chiante !

    Je souris. Il me regarde et comprend qu’il s’est fait avoir.

    -          Ouh très forte, mais un peu chiante quand même, je crois.

    -          Ben, je veille à ce que tu ne t’ennuies pas.

    -          Et avant Antoine ?

    -          Tu veux le curriculum vitae de mes zommms. Il y en a eu d’autres, que j’ai quittés. Des histoires qui ne me laissent pas de traces, comme si je ne les avais jamais vécues. Ou alors de très loin. Parfois, je ne me comprends pas. Je fonds devant des personnages dramatiques, des Jane Eyre, des Werther à en verser des rivières de larmes… Et puis la vraie vie, ma vie, m’émeut bien moins que la fiction ne le fait.

    -          Tu en ressens une frustration ?

    -          Peut-être un peu, oui, mais pas vraiment. Surtout un sentiment d’inaccompli. De ne pas être cohérente avec mon imaginaire.

    -          Bon, lève-toi, ma belle incohérente !

    -          Oui ?

    -          Ben, j’ai envie de te faire l’amour mais dans cette position, c’est impossible, je ne suis pas contorsionniste. Voilà pourquoi.

    Je crois que ce type va me plaire…

    Son bras pèse sur moi. Je tente de m’en dégager, discrètement sans le réveiller. En vain. Je reste allongée, les yeux grands ouverts. Je n’ai jamais vraiment aimé dormir auprès d’Antoine. Son corps me restait étranger. Là, le bras de Renzo me donne envie de mordiller dedans. Non, non, non, c’est idiot de comparer. Peut-être que ma deuxième nuit avec Antoine, j’avais aussi eu envie de lui mangeouiller le bras. Je ne sais plus.

    Une chose étrange que le désir. Aujourd’hui, je comprends que mes parents ont été assassinés, que j’ouvre peut-être une page sombre de mon histoire et je suis pleine de désir pour cet homme qui m’écrase. Tout cela échappe à ma logique. Et si Renzo était un dérivatif, un truc pour échapper au cauchemar familial, un besoin de me rassurer dans le chaos qui s’offre à moi ? Non, mauvaise hypothèse, car hier, je ne savais pas tout cela et mes sensations étaient les mêmes. Et si après tout, il y avait des poussières d’étoiles entre nous. Dieu n’existe pas mais le sacré existe… L’enfer aussi.


    Je réussis à m’échapper de la douce prison de son bras, il bouge, me tourne le dos. Je me lève boire un verre d’eau. Sur le bar de la cuisine, il y a le dossier. Mes doigts tapotent dessus. Nerveusement. Bon autant le feuilleter un peu, je ne vais pas réussir à dormir.
    Je l’attrape et je m’agenouille près de la table basse, devant le canapé. Je me penche pour prendre un plaid et m'en couvrir, j’ai un peu froid.
    Je regarde les photographies. Il y en a plusieurs du mariage de mes parents. Je les vois là, jeunes, beaux, entourés par leur famille, leurs amis. Ils sourient. Ils ont l’air heureux. Pas totalement. Quelque chose, sur certaines photos, dans le regard de mon père. Quoi ? Qu’exprime-t-il ? De la colère ? De la peur ? Du dégoût ? Difficile à dire. Les clichés ne sont pas récents. Si je retrouvais les négatifs, on pourrait les faire agrandir. Pfff, j’ai lu trop de polars.

    Mon père. Josef… Josef Zlos, mort à l’âge de 70 ans. Josef Zlos, né en 1938 à Faris en Bélisie. Même ville, même quartier pauvre que ma mère. Connus là, petits. Je les imagine courir dans les rues, faire des bêtises de mômes. Deux mômes du quartier qui vont se marier une vingtaine d’années plus tard. Blanche Schwarz va épouser Josef Zlos en 1963. Il avait 25 ans, elle en avait 23. A une époque où on faisait les enfants tôt, ils vont attendre longtemps pour nous avoir : moi d’abord en 1978 puis ma sœur Mila. 15 ans, ils ont attendu 15 ans. Pourquoi ? Je ne leur ai jamais posé la question… Il y a tant de questions que je n’osais poser… Je devais sentir l’interdit, le dangereux, l’obscur, le désespoir, que sais-je ?

    Je referme le dossier. Je reste un long moment, à penser. Je pleure. Je pleure mes parents que je n’ai pas aimé comme j’aurai du, que je ne comprenais pas, que je ne parvenais pas à atteindre… Comme je voudrais remonter le temps… Ont-ils souffert cette nuit-là où ils sont morts ? Ont-ils tellement souffert durant leur existence et de quel mal pour aller au-devant de la mort ? Si je croyais en Dieu, je pourrai espérer qu’ils me fassent un signe, qu’ils entendent mes regrets. Mais il est juste trop tard. Je voudrai appeler Mila, ma seule famille, mais on est au milieu de la nuit et pour lui dire quoi ? Renifler au téléphone et tenir des propos incohérents ?

    Tous les enfants doivent éprouver des remords à la mort de leurs parents, je suppose. Toutes les conneries faites, tous les mots cruels dits ou pensés… Remarque, la vie se charge de nous les rendre, lorsqu’un jour, nous deviendrons parents à notre tour et qu’à notre grand désarroi, nous ne nous découvrirons pas de meilleurs parents, voire pires peut-être. Cette pensée me réconforte au milieu de mon chagrin.

    Je reviens dans la chambre. Le corps de Renzo est là, nu, offert. Si j’étais audacieuse… Non, il faut dormir. Sage Hannah… Demain… Renzo, prends-moi dans tes bras… Dans son songe, il entend ma supplique. Il s’approche de moi, marmonne mon prénom, embrasse mon épaule, m’enlace.

    Ce type-là me plait étrangement

    « Episode 13 vue par Eve-MarieEpisode 14 vu par Eve-Marie »