• Episode 9 : Quand Prague n'est qu'un décor

    Episode 9 :

    Prague et moi, une longue histoire donc. Prague me voilà. Un taxi m’attend, il pleut. La voiture est neuve, rien à voir avec les anciennes Škoda. Le nez collé contre la vitre, je tente de percer la nuit sous le déluge qui tombe à la recherche de souvenirs. En vain. Le chauffeur me dépose devant l’hôtel. Luxueux.

    Il est loin le temps de l’hôtel pouilleux ou de l’auberge de jeunesse. J’entre dans le hall, somptueux, comme dans un costume qui n’est pas à ma taille. Les lumières, les pampilles, les miroirs… Tout donne le vertige.

     

    Assise sur mon lit, taille XXL (un lit à partouze aurait dit élégamment mon Marco). Je lui téléphone.

    -Alors, t’as aimé ma compilation ?

    -Oui, je crois qu’à cause de toi, j’ai un peu pété une durite à chanter en silence et insulter le hublot pendant la moitié du voyage, mais elle était vraiment chouette ta compil… 

    -Bon là tu vas descendre manger ? 

    -Je suppose… Il faut que j’appelle le type avec qui je dois bosser…  Attends deux secondes, on frappe.

    Je pose le combiné sur le lit et je pars ouvrir la porte. Un grand échalas en costume trois pièces qui lui va aux fraises se tient devant moi. Le visage glabre.

    -Oui, c’est pour ?… 

    -Jakob Gross, je suis votre assistant. En allemand.

    -Ah ! Bonsoir… Attendez juste une seconde… 

    -Marco, je te laisse, je suis déjà en mode boulot apparemment.

    -Tchuss, Hannah ! 

    J’enfile ma veste, on descend préparer la rencontre du lendemain dans le bar de l’hôtel. Je le suis dans l’escalier. Ce que j’avais pris pour un type mal fagoté est en fait un type qui a fait des études supérieures de fringuitude : rien n’a été laissé au hasard. Mmmm, le type est très bien foutu. Je souris. Définitivement gai par contre. Je préfère. Moi, il ne me manque plus qu'une robe à crinoline pour me sentir comme une princesse de Bohême.

    On s’installe sur une table dans l’ambiance calfeutrée du grand hôtel. Nos voix se font chuchotantes, naturellement. J’essaye de me concentrer sur le discours sérieux de Jakob, mais mon regard se dirige vers la fenêtre. Les gouttes de pluies ruissellent au dehors, formant sur la vitre des dessins hypnotisants. Mon esprit s'échappe à son tour et flotte sur la nuit praguoise, sur les toits, il descend dans des ruelles, s’infiltre dans des caves humides, remonte dans des appartements vétustes… Invisible. Jakob me demande si je suis fatiguée, déçu par cette française qui a l’air totalement inerte et peu intéressée. Je suppose qu’il m’a dit des choses essentielles pour les réunions du lendemain et que je n’ai rien écouté… Je n’ose lui avouer.

    Plus tard, je remonte dans ma chambre. Comment peut-on accepter de vivre dans l’ennui toute sa vie ? Pour vivre tout simplement, ma fille, aurait dit mon père. Arrête de te poser des questions, aurait dit ma mère. Vis ta vie, auraient dit mes grands-parents. Est-ce qu’un type comme Jakob aime son boulot ou est-ce que son entrain, son investissement presque affectif sont feints? Je me regarde dans le miroir, j’observe le reflet. Deux reflets.
    -Hannah, c’est quoi ta vie ?

    -Hannah, t’en as pas marre de te poser toujours trop de questions. Ca te fatigue jamais d’être dans ta tête ? 

    -Hannah, ton mec, c’était un type sans intérêt, bon débarras. T’es la fifille modèle, jolie, bon taf, bonne fille à ses parents. Et toi ? T’es où là-dedans ? 

    -Hannah, ta distance avec ton boulot te permet d’avoir l’esprit libre… 

     

    Libre. Est-ce que je me sens libre ? Et puis faut-il être libre, absolument? Je ne parviens pas à m’intéresser à ce que je fais dans ce boulot. Le système marchand m’empêche de donner du sens à tout ça. En même temps, on ne m’a pas leurré, je le savais dès le départ. On le sait tous dès le départ. On est né avec pratiquement. Mais puis-je vivre toute mon existence là-dedans ? Ah ma fille, le jour où tu auras des enfants, si jamais tu te décides enfin à me donner des petits enfants, tu comprendras que tes questions sont idiotes. Ma mère, morte elle aussi, avec ses rêves avortés, avec sa vie où l’agitation permettait le silence et la fuite.  Donc, il faut vivre sa vie comme un ennui permanent, pour ses enfants, qui a leur tour perpétueront cette lassitude éternelle. Mes parents, je crois que votre Hannah va encore vous décevoir, de là où vous êtes…

     

    Le lendemain, Jakob m’attend aux pieds des escaliers. Je ne pensais pas déjeuner avec lui. Il m’explique le planning pendant que je bois mon café.

    -Jakob ? Qu’en pensent les salariés ?

    Il me regarde avec un air incrédule. C’est le même lascar que la bande de morts vivants avec lesquels je travaille d’habitude. Je lève les bras, pour les faire retomber et montrer à mon tour ma déception. Et toc ! Mais il s’en fiche, il continue son laïus comme si de rien n’était. Ce type est un robot, bien fringué, avec un joli postérieur certes, mais un robot. Je l'écoute, froidement. A un moment, je l’arrête :

    -Bon, j’ai compris, je vais voir, parler à des responsables, visiter des lieux mais quand verrons-nous les dossiers ? Je suis ici pour lire aussi, lire et comprendre.

    Je crois qu’il m’avait rangé dans la catégorie « semi-demeurée », alors un peu déstabilisé le robot… « Mon dieu, elle a un cerveau ! » Il met un moment avant de me répondre.

    -Les jours prochains.

    -Jakob, c’est cela que je veux voir. En priorité.

    « Mon dieu, la grognasse n’est pas commode en plus… »

    Mon boulot m’ennuie peut-être, et ça se voit certainement, mais je le fais sérieusement. On appelle cela la foutue conscience professionnelle ou la connerie, selon…

     Episode 9 : Quand Prague n'est qu'un décor

    Je passe les quinze jours suivants, à éplucher des dossiers, à me les faire traduire, à consulter des spécialistes en fiscalité, en droit du travail… Je parcours les couloirs de l’entreprise, avec Jakob qui me suit. Je sens les regards qui s’accrochent à mon dos. Je ne les affronte pas. J’avance les yeux rivés sur la moquette. C’est la femme du repreneur. Qu’est-ce qu’elle va faire de nous ? Moi, rien, eux là-haut, je ne sais pas, mais je fais quand même mon job. Et si vous perdez le vôtre par ma faute, je pourrais toujours me consoler en me disant que si ce n’avait pas été moi, c’eut été un autre. Et que nous ne sommes que des exécuteurs. Ceux à qui la faute incombe, ce sont les décideurs, non ? Les deux reflets du miroir. Et t’en fais quoi de ma complicité ? De ma lâcheté ? Je pousse un cri de rage. Jakob doit penser que je pense à un dossier. Je le regarde, j’ai vraiment envie de lui en coller deux. Toi, ce sont tes collègues, sale traître ! Chacun pense sauver sa peau. Chacun, chacun, chacun. Comme cela, à n’en pas dormir pendant quinze jours.

     

    Le dernier soir, Jakob me propose de manger ensemble. Non merci. Il ne comprend pas. Potes de sale boulot, ça n’existe pas Jakob. Je passe me changer à l’hôtel, je retire mes habits de chacal, je me remets en Hannah. Prague avait disparu pendant quinze jours. Ce soir, je vais oublier ce que j’ai fait, celle que je suis devenue et qui me fait horreur.

    Il pleut des cordes et il fait froid. Ici comme partout où je suis, semble-t-il. Je vais sur les bords de la Vltava. La Vlava, ce fleuve indiscipliné, aux rives qui inspirent un certain romantisme. Le parapluie bon marché que j’avais pris avec moi ne fait pas long feu face aux bourrasques de la tempête qui se lève. Le bruit de la pluie sur le pavé et la surface du fleuve est assourdissant. Je m’approche du muret qui borde la rive. Je pense, immobile, au milieu du tumulte.

     

    Je me souviens de ce conte yiddish qui se passait près de ce fleuve dans lequel un père, un boulanger pauvre qui voulait marier ses filles, quittait Prague pour partir à la recherche d’un trésor qui lui servirait de dot de mariage. Il lui arriva toutes sortes de mésaventures. Pour finir, il découvrit que le trésor se cachait dans son four. En raisonnant, on peut considérer que le trésor n’était pas seulement ce qui se trouvait dans le four mais le four lui-même, donc celui à qui appartenait le four, c’est à dire le boulanger. Il était son propre trésor. Pas besoin de le chercher ailleurs. La création et son créateur. Sur le front du Golem, le rabbin avait écrit emet qui veut dire vérité. Moi, mon trésor n’est nulle part. Il n’y aura jamais aucun trésor si je ne suis pas vraie. Emet peut se transformer en met lorsqu’on lui ôte l’aleph et met signifie mort… Se mentir à soi-même, c’est mourir à petit feu.

     

    Je quitte le fleuve à la recherche du bar dans lequel Filip m’avait emmené mais je ne le retrouve pas. Mes pas me perdent loin du centre, dans un Prague déserté par la tempête. Pour m’abriter, je rentre dans un restaurant quelconque, totalement trempée. Je m’installe près d’une fenêtre et d’un radiateur. Je commande un goulash accompagné de knedliky. J’écoute les conversations de mes voisins de table. Je ne comprends pas un mot, rien qui me permette de saisir ne serait-ce que le sujet de la conversation. Etrangère. Totalement. J’aime bien.

    Je regarde par la fenêtre. J’y vois mes deux reflets qui semblent me suivre. Oui, on va remettre de l’ordre dans tout ça… Et tant pis, si c’est pire après…   

    « Episode 8 : once upon a time, there was PragueEpisode 10 : La vérité »

    Tags Tags :