• Episode 6: Woman at work

    Episode 6: Woman at work

    Lundi matin. Réveil très matinal. J’allume la radio, sans y penser. Et là, c’est un de ces moments étranges et magiques. Une musique que j’aime, que je n’avais pas entendu depuis une éternité passe, une musique douce et triste à la fois qui me parle du départ, de l’absence et mon regard se dirige au même moment vers la fenêtre. Il neige. A la radio, c’était Sometimes in April de Prince. Moment divin.

    Arrivée au travail. Dans ma tête, je me dis des Gotteniu-que–ça-m’emmerde à n’en plus finir. L’idée de devoir prendre sur moi une journée entière à faire comme si tout allait bien et rester assise derrière mon petit  bureau, me file des bouffées d’angoisse. En même temps, cela m’oblige à m’oublier et c’est ce dont j’ai le plus besoin. Cesser de retourner sans cesse dans mon esprit une histoire qui n’en est une que pour moi. Il faudra que je sorte de la douleur pour aller vers l’oubli.

     

    Le rituel de la machine à café. Tout le monde se fait la bise. D’habitude j’aime bien. Chacun y va de sa petite histoire, qui colle bien à sa vie. Des gens qui ne sont pas des amis mais avec qui je partage des moments agréables.

     

    Ce matin, il y a Fabienne, la sportive, mère de famille, pas un poil de graisse, qui fait ses vingt longueurs tous les matins avant le boulot. Jamais la déconne avec Fabienne. Zéro second degré. Mais c’est le genre de personne sur qui on peut compter, sérieuse en tout.

    Pas comme Nicolas, son négatif. Vingt kilos de trop, toujours dans l’autosatisfaction, la vanne à deux sous (la ceinture), la grande gueule, le roi du « Je remue du vent », bref un gars avec une belle carrière qui l’attend sans aucun doute. Pas méchant, non. Faut juste pas avoir envie de se lancer dans une conversation littérature avec lui, on risquerait de le mettre mal à l’aise, mais détendant comme garçon, il faut le reconnaître.

    Il y a Franck, marié, père de famille, branché mais bien propre sur lui, assez beau ma foi. Les pattes sur les joues qui laissent entrevoir son passé de jeune rebelle amoureux des Béru. J’ai eu le droit au regard séducteur au début, j’étais presque sous le charme avant d’apprendre son état civil. Pathétique. Mais plus fort que lui. Toujours en représentation de lui-même. Ca doit être fatiguant d’être lui ! Mais quand on fait abstraction de cela, on peut même apprécier sa compagnie.

    Lola aussi, la jeune embauchée, totalement extravertie, drôlissime malgré elle. Pas une beauté fatale, mais charmante, bien dans son corps. Là, on est comme Nicolas, dans le « je me pose zéro question », mais de manière plus excusable par sa jeunesse. Nous avons le droit à sa vie, en long, en large et dans les détails. Elle débarque régulièrement pleurer dans mon bureau « Hannah, je comprends pas pourquoi ils me quittent tous ! ». Elle va grandir.

    J’aime bien aussi Paul, l’ancien du service. Délégué CGT. En sa présence, Nicolas fait moins son cador. Paul, celui qui permet de mettre en lien des faits, de réfléchir sur la marche du temps et notre travail. Réfléchir, c’est sûr que Nicolas, ça le gonfle un peu. Paul, c’est un peu mon père, en plus souriant. Quand il partira, il restera qui, pour parler pour nous ? Moi ? Non pas l’étoffe, trop introvertie pour le coup. Et puis trop à la ramasse dans ma vie pour représenter dignement qui que ce soit.

     

    Tout le monde discute, je regarde avec envie Nicolas, qui sort fumer sa clope. Je me damnerai pour en fumer une. Faut que je tienne.

    « T’as changé un truc, Hannah ? » demande Lola.

    « Oui, toujours aussi belle mais en plus revêche aujourd’hui. », ça c’est le Don Giovanni ex-rockeur.

    Je rougis malgré moi, j’me filerai des claques parfois. « Non, non, rien.» Je chuchote. Intérieurement je me demande si j’ai les yeux bouffis d’avoir pleuré, le teint blafard du renfermé…

    « Tiens, Hannah, t’as vu le concert surprise des Rolling Stones ce week-end? » Paul oublie toujours que les Rolling Stones, c’est SA génération, pas la mienne, même si, certes, j’aime bien les vieux albums. « Ah, non, ce week-end, j’ai pas trop suivi. » Et là, moment de répit, LE sujet du lundi matin vient d’être trouvé et on m’oublie. Je fais un petit signe en montrant mon bureau, signifiant « Mon dieu, j’ai un boulot de dingue, je vous laisse. » Je m’en vais, je sens les yeux de Franck suivre l’arrière de ma jupe en cuir. C’est cela, fais toi plaisir... Pff…

     

    Arrivée dans mon bureau, je m’assois, prête à ne plus bouger de la journée. Renzo, mon responsable (quel horreur ce mot quand on y pense), débarque. « Hannah, viens vite, on a un truc urgent qui vient d’arriver.» Réunion de crise, vu les têtes dans le bureau de Renzo. On me met au parfum. Une filiale va être achetée à Prague à des Allemands. Il faut aller vérifier les contrats sur place (contrats de travail, commerciaux, administratifs…) « Mais Renzo, on ne s’y connaît pas en droit tchèque. » Tout le monde me regarde presque scandalisé. Apprendre à fermer ma gueule. Dur pour moi. « T’as raison, Hannah. Un type sur place t’attends pour t’épauler. » « Ah, tu veux dire que je dois partir à Prague ? » Je sens les autres me détester plus encore. J’aime cette ambiance de franche camaraderie dans l’entreprise. Ca me donne presque envie de retrouver la bande de pieds nickelés à la machine à café. « Oui, Hannah, tu parles allemand, anglais. Tu gères bien les dossiers. Je pense que tu seras parfaite pour le job. Je te laisse du temps pour me donner ta réponse. » Renzo, tu ne sais même pas le cadeau que tu me fais. Partir, là, tout de suite, fuir, c’est la meilleure chose qui puisse m’arriver. Changer d’atmosphère. Arletty. Le canal Saint-Martin. Marcel Carné qui m’accompagne. Je souris. 

    « Non, Renzo, c’est bon, je pars. »

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