• Episode 26: Celui qui ne lâche pas sa proie

    Episode 26: Celui qui ne lâche pas sa proie

    Matin gueule de bois. Renzo est parti au travail. Je reste là à attendre, sans savoir à quoi mène cette attente. Le regard hagard sur  un horizon qui semble fini.

    Enveloppée par les odeurs d’une nuit morose, je bois mon thé, assise à terre, contre le canapé. Recroquevillée. Je tente de sortir de ma tristesse en emplissant le silence de mon appartement de musique. La voix enrouée et la guitare de Ben Howard. Oats in the water et ses paroles qui font écho : « Go your way, I’ll take the long way ‘round … And if you find loss, and if you fear what you found… ».

     

     Mon téléphone vibre. Numéro masqué. Je change la carte SIM, avec nervosité. Sonnerie. Angèle me donne rendez-vous. Prévenir ou pas Mila. Non. La laisser souffler.

    Carrelage froid sur le sol de salle de bain. Mon pyjama trop grand tombe à mes pieds. Sous ma douche, le savon m’échappe. Entre colère et larmes. Je croise Denis sur le palier. Mes aprioris me reviennent. Ma vision du monde s’adapte. On se salue timidement. Il a sous son bras un drapeau enroulé. Il descend plus vite que moi…

    Je sors enfin de chez moi. Le soleil me surprend, la douceur de l’air aussi.

    Hier encore, le froid me saisissait sur ce pont. Pas de transition. Lourd et chaud, en une nuit. Je retourne dans le square de notre première rencontre. Angèle n’est pas encore là. Je m’assois sur le banc. La végétation, qui n’a pas pu éclore depuis deux mois, explose ce matin. Odeurs sucrés des fleurs, parfum doux et fort de l’herbe coupée … Les yeux piquent, le nez est plein, au bord de l’écœurement. Angèle arrive. Avec un landau. Je me penche, un bébé dort. Elle sourit, son corps prend des postures maternelles. Elle me parle sérieusement. Opposition entre l’expression du visage et les mots. Il faut que je fasse de même, moi qui ne sais pas faire semblant…

    -     Nous avons discuté ensemble. Ils ont peur. Ils sont sortis de leur tanière. Bon et mauvais signe en même temps. Ils peuvent faire des erreurs mais ils peuvent aussi être dangereux, parce que nerveux.

    -     Mon ami Marco pense la même chose.

    -     Et vous ? Quelles sensations ?

    -     Peur, ce type est un tueur. Mais je veux aller jusqu’au bout.

    -     Nous avons retrouvé sa trace, qui il est, sa formation, son idéologie. Tout colle, un parfait nazillon. Il se fait oublier depuis qu’il est entré dans la police. Obligation de service certes. Pas de femme, pas de lien avec sa famille. Nous avons récupéré ses relevés de comptes, ses appels téléphoniques les sites internet qu’il fréquente.

    -     Vraiment ?!

    Angèle se penche en parlant au bébé.

    -     On est fort, hein ?

    Elle joue avec ma crédulité. Gentiment. Son sourire disparaît un instant.

    -     Mais dis–toi toujours qu’ils sont aussi forts. Les traces que le sieur Hennecourt aurait pu laisser, dans les lieux qui nous intéressent, ont été effacées. Rien ne peut l’impliquer. Nous n’avons rien pour le coincer ou même le lier de près ou de loin au meurtre de tes parents ou à une organisation souterraine.

    Nous nous taisons. Elle prend l’enfant et le berce doucement. Erev shel shosanim. Sa voix est belle, claire, s’envole discrètement dans les branchages. Je me souviens d’une version où les paroles juives et arabes se mêlaient… Instant magique où la musique tisse un fil d’humanité au-delà de la haine et de la peur. Dans ma tête, la voix d’Angèle se mélange à ces voix entendues…

    Angèle repose son enfant, Je prends la parole.

    -     Il faut donc trouver une autre preuve… Tant que nous n’avons rien.

    -     Oui, mais pas n’importe comment. Sache que nous ne sommes jamais très loin de toi. Attendons encore quelques jours. Tu téléphoneras avec moi, Mila doit être là aussi.

     

    Je rentre chez moi. La rue me semble étrangère. Les réalités sont multiples et pas forcément cohérentes, compatibles. Il y a un temps d’adaptation. J’approche de chez moi. Je marche avec le visage et la voix du tueur qui tourne en boucle dans ma tête. Aussi quand une voiture s’arrête à mes côtés et que Stéphane Hennecourt en sort, je suis prête à l’affronter sans surprise mais sans que la peur ne m’abandonne.

    -     Je passais devant chez vous. Je retourne à la Préfecture. Une idée comme ça. Vous ne voulez pas qu’on aille de suite voir mon collègue ?

    Mon regard est attiré au-delà de son épaule. Un homme sur l’autre trottoir. Il me fait un signe. Maurice ! Que faire ?

    Sans savoir pourquoi, la panique s’arrête brusquement. Je regarde cet homme dont le regard ne transmet rien qu’une haine implacable et une détermination inébranlable. Cet animal ne lâchera pas sa proie.

    -     Je passe juste prendre quelque chose chez moi, je vous rejoins de suite.

     

    Je ne monte pas mais je reste dans l’obscurité du couloir, à attendre Maurice. La porte s’ouvre. C’est lui. Ouf, on s’est compris. Il me voit. Je lui explique la situation.

    -     Maurice, je prends la décision d’y aller.

    -     Es-tu sure ?

    J’acquiesce silencieusement.

    -     Dis-lui que tu as prévenu Mila qui te rejoins là-bas, tu peux même le faire devant lui. Moi, je fais le nécessaire pour la préfecture. Tiens. C’est déjà branché. Cela va enregistrer tout à partir de maintenant.

    Il m’attache une montre autour du poignée que j’imagine donc être un enregistreur. James Bond n’a qu’à aller se rhabiller. Puis il me serre la main dans ses deux paumes. Type étrange et anachronique.


    Je ressors. Le chasseur est là… à m’attendre. Sourire carnassier toujours là. Je monte dans sa voiture, avec une vague envie de vomir. J’appelle Mila. Des bruits autour d’elle. Je ne la laisse pas parler et lui dit où je vais et avec qui. Un mot codé, elle comprend, ne dit rien et raccroche. Le reste du trajet se fait en silence. Nous arrivons à la préfecture. Des couloirs, des kilomètres de couloir que j’essaye de mémoriser, avant d’entrer dans un bureau. Le type à l’intérieur fait semblant d’être surpris, mais je sais qu’il m’attendait. Il se présente Loïc Candard. Je m’assois face à eux.

    -     Oui, mon collègue m’a transmis votre demande. René Schwartz. Voyons… Où ai-je mis le dossier ?

    Il cherche sur son bureau alors qu’il sait que le dossier est là, juste là sous son nez… Il l’ouvre, faisant mine de le découvrir.

    -     Alors votre grand-père était résistant. Vous pouvez être fier, Madame, Mademoiselle ?

    -     Mademoiselle.

    Sourire forcé. Envie d’une arme, là, tout de suite. Une lueur sadique dans ses yeux, le chat qui joue avec une souris agonisante.

    -     Il a été arrêté, après avoir été filé par les services de la police de l’époque. Interrogé, mais il ne dit rien…

    Je l’interromps.

    -     M’est-il possible de voir le dossier que vous avez en main ou tout doit-il passer par vos lèvres ?

    -     Je ne peux vous le remettre, comprenez bien. Mais je vous dis tout. Tenez, je le pose sur le bureau, vous pouvez le lire en même temps que moi. Donc interrogé. Il est écrit, son cœur lâche. Aussi douloureux soit-il, je crains fort que votre grand-père ait été torturé Madame Zlos… Euh Mademoiselle, désolé. On devrait trouver un acte de décès… Voyons, voyons…

    Il cherche, avec un air faussement inquiet.

    -     Rien. Je ne trouve pas d’acte de décès. Il n’est peut-être pas mort ici, après tout. Donc cherchons son acte de libération… Aucun. C’est un peu étrange pour tout vous dire.

    Les deux hommes s’arrêtent de parler pour observer ma réaction. Je reste impassible.

    -     Et donc ?

    -     Eh bien je ne sais que vous dire. Mais votre grand-mère peut-être savait-elle quelque chose ?

    -     Elle est morte. Vous pouvez imaginer que si nous savions quelque chose, je ne serais pas là à vous poser la question ! Nous voulions avoir une preuve de l’implication de la police dans le décès de mon grand-père.

    -     Ah oui, votre grand-mère, je vois qu’elle est décédée. Elle était venue à la préfecture d’ailleurs en… hummm… Que c’est mal écrit !… En mars 1950 pour faire une demande.

    -    C’est l’année de sa mort. Etrange, non ?

    Je vois les mains des deux hommes se serrer. J’ai trop parlé. Idiote. Ils savent, ils lisetn mon émoi sur mon visage crispé… Il faut que je sorte de ce bureau. La porte s’ouvre brusquement. La femme du bureau D265.

    -    Oh désolée de vous déranger, capitaine. Je voulais savoir si je pouvais récupérer le dossier que je vous ai passé. Nous les rangeons.

    -    Plus tard, ne voyez-vous pas que nous sommes en entretien !

    Je me souviens des paroles de Maurice : « des témoins ».

    -    Ne vous inquiétez pas, il faut que j’aille aux toilettes justement.

    -    Eh bien, je vous accompagne. On se connaît ?

    -    Oui, Hannah Zlos. J’étais venue avec ma sœur, Mila Zlos, qui est enceinte, pour faire une recherche sur notre grand-père René Schwarz.

    -    Ah oui, cela me revient maintenant.

    La fureur se lit dans le visage des deux hommes. Je sors avec la femme. Mes jambes me portent à peine. Elle me tend un papier discrètement : Maurice vous attend dans une voiture sur le pont. Trop risqué ! Elle me reprend le mot qu’elle cache dans son corsage. C’est elle le lien !

    -     Voici les toilettes. Vous saurez retrouver votre chemin, madame Zlos?

    -     Oui, merci bien.

    J’entre dans les toilettes. Je m’appuie contre le chambranle de la porte, le cœur comme après un cent mètres. Me concentrer sur les couloirs à prendre pour sortir du bâtiment ! Je dois marcher vite, mais ne pas courir. Je prends la poignée. Personne dans le couloir. Inspiration, je me lance. Mon sang bourdonne contre mes oreilles, impression que parfois le sol se dérobe sous mes pas dès que je vois surgir des personnes sur mon passage. La sortie, le vigile me regarde à peine. Il regarde dehors.

    Dans la rue, il y a une manifestation. Je pense à Julia Robert dans L’affaire Pélican. Je m’insère dans la foule. Denis est là. Je me retourne. Les deux hommes sont là aussi à scruter la foule rassemblée. Je me recroqueville, je tire le bras de Denis.

    -     Il ne faut pas que ces types m’attrapent avant que je puisse rejoindre le pont.

    -    Ok, attends deux minutes, je te ferai signe.

    Il passe un mot d’ordre dans les rangs des manifestants. Il me fait signe. Les slogans se font plus forts, les contestataires bruyants resserrent les rangs et s’approchent de la préfecture. J’ai compris, je pars en sens opposé. La voix est libre. Le pont, je cours, je cherche une voiture. Elle apparait comme surgie de nulle part. Je monte, elle s’en va déjà. Je donne l’enregistreur à Maurice. Il le branche et nous l’écoutons. Maurice avec un sourire qui pointe. Moi, je pleure. Jamais je n’ai connu un effroi pareil. Maurice arrête un moment l’enregistrement.

    -     Bon, il va falloir te mettre en lieu sûr et Mila aussi. Le problème c’est que ta sœur est en train d’accoucher.

    -     Elle accouche ?!

    -     Oui, il faut qu’on arrive à sécuriser la maternité où elle accouche. Il faut aussi qu’on mette en place une protection pour Renzo, Marco et Renaud. Je ne sais pas pour tes voisins, Simone et Denis.

    -     Renzo part demain pour Prague.

    -     Ah bon ?

    -     Et puis comment sais-tu tout cela ?

    -     Oui, pas par curiosité malsaine mais par nécessité, pour te protéger, vous protéger.

    Maurice finit d’écouter l’enregistrement. Il s’arrête sur le bord de la route. Il branche l’enregistreur sur son téléphone et transmet l’enregistrement. Il me regarde l’observer faire.

    -     Partager l’information le plus rapidement possible, c’est se protéger. Ce que n’ont pas fait Blanche et Josef.

    Il repart. La voiture file, les gratte-ciels laissent la place à des bâtiments moins hauts. Mon espion anachronique parle au téléphone à des personnes que je ne connais pas. Je ne parviens pas à tout écouter. Je pense à Mila en train d’accoucher, je ne serai pas là. Renaud. Il faudra qu’il fasse attention aux enfants. La descendance… Que c’est étrange de penser ainsi. Je crois que je vais mourir, je veux qu’ils restent tous en vie.

     Nous sortons de Pétrys. Banlieue.

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