• Episode 25 : Simone qui cherche, qui trouve

    Episode 25 : Simone qui cherche, qui trouve

    Fresque d'Obey

     

    Simone, d’ordinaire si expansive et directe, semble intimidée par la présence de Renzo. Elle m’emmène à la cuisine.

    -         T’es sure que je peux parler librement en face de lui ?

    Ah, c’est cela ! Je souris. En mode enquêtrice elle aussi.

    -         Oui, il sait tout.

    -         Et moi, Hannah, rien… Va falloir que tu m’en dises en peu plus, parce que je me rends compte que tu m’as envoyé dans un chemin escarpé et que cela rendrait la piste plus simple si tu m’en donnais toutes les clefs.

    -    Oui, Simone, c’est compliqué, mais oui. Dis-moi déjà ce que tu as découvert.

     Nous revenons au salon, elle s’assoit entre Renzo et moi, installe son ordinateur face à elle. Elle ajuste ses lunettes sur le bout de son nez et commence à ouvrir des fenêtres sur son écran dans tous les sens, la langue coincée à la commissure de ses lèvres.

    -         Bon, René Schwarz, ton grand-père. Il est arrivé à Pétrys en Bélisie à l’âge de un an, en 1903. Donc le petit bébé dans les bras de cette femme (elle me montre la photographie que je lui avais donnée), c’est bien René. La petite fille, là, c’est sa sœur, Mila…

    -         Comme ma sœur !

    -         Oui. Je n’ai trouvé aucune trace de sa mort, ni de son mariage. Est-elle morte enfant ? Ça me chagrine d’être dans une voie sans issue avec Mila, mais je ne m’avoue pas battue. Bon, je reviens à René. Il est donc né bien loin de chez nous : en 1902, en Lussi, dans un petit village qui a disparu de la carte qui s’appelait Kitev. Pourquoi sont-ils partis pour la Bélisie ? Un pogrom, deux pogroms, et d’autres depuis 1881… J’ai trouvé pas mal de familles qui sont parties à la même époque. Des jeunes le plus souvent. L’espoir qu’ailleurs se soit plus paisible, fuir l’ostracisme d’une société, d’une communauté parfois aussi, échapper à la pauvreté également. Maintenant les parents de René. J’ai encore un doute. Je n’ai pas trouvé leur acte de décès mais je crois les avoir retrouvés sur des listes de personnes mortes en camp de concentration. A vérifier. Pas eu d’autres enfants une fois arrivés en Bélisie.

     

    Simone parle sans phrase. Elle s’arrête, enlève ses lunettes, se frotte le haut du nez entre ses deux index.

    -         Bon, venons-en au décès de René. Parce que c’est là que tu dois me dire des choses, Hannah… Donc concernant sa mort, j’ai trouvé des choses ailleurs que dans la généalogie. Je me suis transformée en historienne. Les archives du PC, rien que ça ! Là, c’est Denis, ton voisin du 3e, qui m’a aidée.

    -         Ah bon ?

    -         Ben, oui, il fait de la généalogie comme moi.

    -         Mais il a trente ans !

    -         Euh, tu ne serais pas vexante des fois ?

    -         … Désolée…

    -         Ben, chacun s’y met pas des raisons différentes. Moi, par ennui, je veux bien te l’accorder. J’ai le temps. Lui, Denis, a certainement une bonne raison.

    -         Tu ne lui en as pas trop dit ?

    -         Ben, j’ai repéré René sur des documents liés à la résistance mais incapable de mettre la main sur un acte de décès. Il y avait un truc que je ne comprenais pas. Comme mon Denis est coco, en plus d’être dans la généalogie, je lui ai demandé de l’aide, en gardant l’anonymat de ma recherche.

    -         Denis, au PC ?!

    -         Tu récidives ? Il lui aurait fallu une tête de vieux poussiéreux avec une barbe en collier pour être au PC?

    -         Non, c’est juste que… Ok, je suis vraiment très conne avec mes aprioris.

    -         Donc, oui, Denis, ma poulette, est jeune, plutôt beau gosse, coco et homo et en plus il aime la généalogie. Ça va, il ne cumule pas trop, Hannah ?

    -         Oui, c'est bon! Avant toi, je ne connaissais personne qui fasse de la généalogie, donc voilà, je m’étais fait une idée à la con, soit. Tu t’es bien foutue de ma gueule ? On peut continuer maintenant sur René, si cela ne t’ennuie pas…

    Oui, elle a raison, on se croit ouvert et on a construit des boites dans lesquelles on range, on ordonne le monde à notre image. Naturellement, on s’entoure de personnes avec qui on partage un univers. Et on a peu l’occasion d’ouvrir cet univers à d’autres et de le confronter à une réalité différente, étrangère. Ca sent l’asphyxie… Heureusement la vie nous bouscule.

    -         Bref, donc, voilà un homme mort, dont on ne trouve aucune trace d’un acte de décès. Par des sources écrites de la résistance, je sais qu’il a été arrêté par la police bélisienne, un soir, à la fin de l’année 1941, en sortant de chez lui. C’est au tout début de la résistance. On a des carnets qui relatent son arrestation. Témoignage direct ? Je ne sais pas. On dit que quelques jours plus tard, des corps ont été vu flottants dans la Peine, des témoins anonymes, disent avoir vu des corps être sortis de la préfecture avant d'être jetés dans le fleuve. Vérité ? Fantasme ? Je ne peux pas en savoir plus.

    Je reste silencieuse un instant, avant de répondre.

    -         Je viens de faire une demande officielle avec Mila, pour avoir accès aux archives de la Préfecture et savoir ce qu’il en est. Il est certainement mort torturé dans les geôles de la police.

    -         Est-ce que tu me permets d’en parler à Denis ?

    Je regarde Renzo, ne sachant que répondre. Il acquiesce. Ses doutes sur EMET.

    -         Oui, Simone.

    -         Et puis, en regardant les documents sur la résistance, je suis tombée par hasard du côté Zlos…

    -         Ah bon ?!

    -         Oui, ton grand-père Yakkov Zlos mais aussi ta grand-mère Irma, née Klein. Du coup, j’ai aussi fait mes petites recherches. Yakkov est né en 1910 en Ussie, immigré en Bélisie à Petrys en 1915. Irma Klein est née en Bélisie, à Faris en 1914. Ils se marient en 1935. Tous les deux, cocos, ça, je l’ai trouvé grâce à Denis. Tu sais Denis, ton voisin coco…

    -         Oh, ça va, Simone !

    Elle regarde Renzo, en lui faisant un clin d’œil.

    -         Je crois que je l’ai vexée… Bref, Josef nait en 1938 et sa sœur Esther, ta tante, en 1940. Mais tu dois le savoir déjà. Yakkov est arrêté en 1943 lors d’une rafle. Il meurt à Buchenwald. Tu le savais ?

    -         Pas vraiment. Et Irma comment y réchappe-t-elle ?

    -         Je n’en sais rien. Je suis une piètre historienne, y a des trous dans mon histoire…

    -         Et Esther ? Je ne la connaissais pas.

    -         Des bavards dans ta famille, hein ? Elle meurt en 1944, dans un petit village au centre de Bélisie. Peut-être qu’Irma s’y était réfugiée avec ses deux enfants. Pourquoi, de quoi Esther meurt à l’âge de 4 ans, je ne sais pas. Sur l’acte de décès, son nom de famille a été modifié, elle s’appelle Esther Dubois. Est-ce le nom d’une Juste ? Je ne sais pas.

    -         Je trouve déjà extraordinaire que tu aies trouvé tout cela ! Comment fais-tu ?

    -         Ben, je vais laisser planer le mystère. Mon petit secret, Hannah. T’en as aussi, non ?

    -         Oui, Simone, j’en ai mais pour le moment, je ne peux pas te révéler grand-chose…

    Simone fait la moue, vexée à son tour. Renzo intervient.

    -         Hannah, peux-tu monter chez toi ? Je veux discuter avec Simone, mais je te promets de ne dire que ce que j’ai le droit de dévoiler.

    Un peu décontenancée, je les laisse. Je monte chez moi, en repensant aux choses que je viens d’apprendre. Je reconstruis une histoire imaginaire à partir des mots de Simone et des rares photos que j’ai et que mon esprit a imprimées.

     

    Je regarde mon appartement comme un lieu suspect, truffé de micro. Je deviens totalement parano. On frappe à la porte. Marco.

    -         Alors ?

    -         Ben on a fait notre demande avec Mila.

    Je lui fais des signes muets pour qu’il n’en dise pas trop. Il me demande sur un papier si dans un bar, je pourrais plus en dire. J’acquiesce. Renzo arrive aussi. Le bar d’en bas. On raconte à Marco ce qu’il s’est passé. Il reste pensif un instant.

    -         Je crois que tu as raison, Hannah, il faut que tu ailles au-devant de ces gens. Ils ont réagi très vite, trop vite. Leur précipitation montre qu’ils sont fébriles, ils peuvent faire des erreurs. Mais il ne faut pas prendre de risque. Attends de voir ce que Maurice et sa clique envisagent comme réaction à avoir.

    -         Tu leur fais confiance ? demande Renzo dubitatif.

    -         Oui, j’ai été très impressionné. Pas juste par leurs équipements informatiques… Ils ont une conviction, qui donne une force et une cohérence à leur action. Ce ne sont pas des allumés.

    La conversation se poursuit tard dans la nuit.

     

    Nous rentrons chez moi avec Renzo. J’allume la lumière. Renzo l’éteint aussitôt. Il me prend dans ces bras.

    -         Hannah, je dois te dire quelque chose qui ne me réjouit pas du tout.

    -         Vas-y.

    -         Je dois partir en contrat expatrié à Prague pour diriger la filiale. Dans deux jours...

    Je ne réponds rien pendant un instant. Je sers ses mains contre moi.

    -         Et tu me reprochais de ne pas te consulter…

    -         Oui… Touché… En fait, je me suis dit que tu pourrais me suivre, vu que tu es une vilaine chômeuse…

     

    Vertiges nocturnes, de ceux qui donnent mal au cœur. Changements trop brutaux. Trop de choix à faire. Trop souvent. Je voulais cet homme, là, à côté de moi, égoïstement. Il s’en va. Je ne peux pas partir. Pas maintenant. Vertiges nocturnes, de ceux qui donnent mal au cœur.

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