• Episode 23 : Bureau D265

      

    Episode 23 : Bureau D265

    Renaud, Renzo arrivés, presqu’en même temps. Présentations faites de sourires. Le bruit des verres qui s’entrechoquent, des regards qu’il faut croiser, début d’une discussion légère, timide, qui s’ose à peine. Renzo, Renaud.

     Puis Mila avec ses hormones frondeuses fonce, provoque, annonce. Renaud et Renzo, dans un mouvement synchronisé, s’enfoncent dans leur fauteuil, le visage fermé. Une sorte de triste chorégraphie silencieuse. Silence que ni Mila, ni moi n’osons briser. Renaud se redresse.

    -         N’avez-vous pas de craintes à vous lancer dans quelque chose qui vous dépasse, que vous ne contrôlez nullement ?

    -         Oui, le risque existe mon cœur, mais nous ne faisons demain qu’une démarche que nous aurions pu entreprendre par ailleurs et sans en connaître le danger potentiel.

    -         Je dois rester là, à ne rien faire et te laisser t’exposer ?!

     

    Mila hausse les bras, impuissante à rassurer cet homme qui veut la protéger. Renaud se tourne vers moi.

    -         Est-ce que Mila doit vraiment participer à cela ? Enceinte ?!

    Le reproche est pour moi. Mila tend un regard me suppliant silencieusement de ne pas la lâcher. Lentement, posément, je tente d’expliquer l’inacceptable.

    -         Je crois que pour Mila autant que pour moi, il est important de faire cette démarche. Appelle cela comme tu le souhaites : le destin, le hasard ou autre chose encore. C’est comme un aimant. Certes, nous pourrions remettre cela à plus tard, dans deux mois, dans un an… Sauf que la découverte de la boîte, d’Emet et de ce que nous venons d’apprendre sur nos parents nous empêchent de continuer à faire comme si de rien n’était. Nous avons basculé de l’autre côté, revenir en arrière n’est plus possible. Ou plutôt non, l’image n’est pas la bonne. C’est comme si sur notre chemin, un mur s’était dressé et que nous devions revenir sur nos pas. Jusqu’à un moment, un point précis. Est-ce l’instant de la mort de nos parents cet instant-là ? Un autre? Je ne sais pas. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas attendre. Demain, nous allons faire ce que nous avons à faire. Il ne s’agit pas d’un choix.

    Renaud reste silencieux, le regard fermé, les mains se pressant l’une contre l’autre, dans une révolte ou même une violence qui se contient.

    -         Je ne sais pas s’il existe un risque réel pour nous demain.

    -         Les types ont tués deux personnes âgées, vos parents ! Ce ne sont pas des amateurs, des buveurs de Cacolac.

    Mila reprend la parole.

    -         Ces types dangereux existent, ils sont en effet là, quelque part... Combien sont-ils ? Quelle est leur motivation ? Les événements auxquels nous faisons référence semblent à présent bien lointains. Pourquoi aujourd’hui, des dizaines d’année plus tard continuent-ils à vouloir faire taire ? Oui, nous devrions ne rien faire, ce serait plus raisonnable, mon cœur. Mais ce n’est pas possible. Comment nous demander cela ? Ces salopards ont tués Blanche et Josef ! Et oui, je choisis, peut-être à tort, de faire confiance à Maurice, Léon ou encore Angèle. Ils me disent que demain, il ne se passera rien ? Je les crois, voilà.

    -         Fin de la discussion ?

    -         Oui, fin de la discussion.

     

    Je me sens gênée d’assister à cet échange tendu entre Mila et Renaud. Je ressens des éclats de voix qui se contiennent parce que Renzo et de moi sommes là. Renzo. Je le regarde. Pour la première fois depuis le début de cette discussion. Nos regards s’accrochent mais son visage s’est fait lointain.

    -         Au risque de te déplaire, Hannah, je rejoins Renaud. Nous sommes ensemble depuis peu, je ne me sens donc aucun droit à te dire ce que tu dois faire ou ne pas faire. Mais tout s’enchaine extrêmement vite. Vous avez découvert la boite, il y a quelques jours seulement. Je me demande si nous ne sommes pas trop dans la précipitation. Oui, j’ose dire « nous », moi qui ne sais si je compte dans tout cela.

    Sa phrase me heurte, laissant entendre que je le laisse à distance. Il poursuit.

    -         J’ai un doute et je ne sais pas si EMET est un réseau digne de confiance et de professionnalisme. Quoiqu’il en soit, vous semblez avoir pris votre décision en dehors de vos hommes. Je ne veux pas perdre une énergie inutile à vous convaincre de mettre la pédale douce, car ce serait, je m’en rends compte, en pure perte. Mais j’exprime mes craintes. Voilà. Alors je réfléchis… Je réfléchis à comment contourner votre décision, comment la rendre moins dure. Alors voilà ce à quoi j’ai pensé : serait-il acceptable de venir avec vous demain ?

    On se regarde avec Mila.

    -         Non, je ne pense pas… Angèle ne nous a rien dit, j’aurai peur de…

    Renaud me coupe la parole, excédé.

    -         Ok, Angèle a dit que, Maurice a dit que… Alors pouvons-nous au moins vous accompagner jusqu’à la préfecture et vous attendre lorsque vous sortirez?

    Mila lui répond avec un sourire :

    -         Oui, ça me semble une bonne idée.

     

    La solution semble convaincre tout le monde, moi pas. Le repas commence avec des rires retrouvés. Renzo et Renaud parlent ensemble, curieux l’un de l’autre. Je ne parviens pas à dépasser mon malaise. La proposition de Renaud. Elle me dérange. Pourquoi ?

    Je reste silencieuse, anxieuse derrière mon silence. Deux Hannah qui comme dans le reflet pragois se disputent.

    -         Hannah, que se passe-t-il sœurette ? Tu ne décoinces pas un mot.

    -         Que Renaud et Renzo viennent nous chercher…

    -         Oui, alors ?

    -         Bon, ok je vous livre ma pensée brouillonne. Supposons que dès notre sortie de la préfecture, les choses ne se déroulent en effet pas comme prévues. Pourquoi ? Sous quelle forme ? Je ne sais pas. Bref, est-ce véritablement une si bonne idée de se retrouver tous les quatre ? Ensemble ?

    -         Et donc ?

    -         Ne devrait-on pas se séparer ? En sortant, Renaud vient chercher Mila et moi je te retrouve plus loin.

    -         En quoi cela serait-il une meilleure solution ?

    -         Eh bien, je vais vous le dire mais cela ne va pas vous remplir d’allégresse. Si jamais les choses devaient mal tourner, si nous sommes séparées, que je pars seule, je pense qu’ils iront plutôt vers moi. Mila sera plus protégée. Et cela vous laisse la possibilité de contacter Maurice. Vous savez l’adage:« Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ».

    -         Oui, Hannah, tu fais preuve d’un optimisme très particulier. Mais tu n’as pas tort.

     

    Renzo ne dit mot, il accepte, un rendez-vous dans un café à quelques minutes de marches de la préfecture.

     

    Après le repas, nous retournons chez moi avec Renzo. L’ambiance est pesante, je ne parviens pas à détacher ma pensée de la journée du lendemain. Absente malgré moi. Le silence que je ne sais pas déchirer m’attriste, comme un crépuscule possible entre nous. Il se couche, blessé. Je m’accroche à lui, mes bras, mes mains, mon ventre. Il continue à me présenter son dos. Je passe mon corps du côté de son visage, embrasse son visage évitant ses lèvres qu’il pourrait me refuser. Son corps me repousse doucement. Puis il commence à répondre à mes caresses.

     

    -         Hannah, je ne sais pas si je dois m’attacher à toi, si tu vas me laisser une place dans ta vie, dans tes pensées.

    -         Attache-toi, s’il te plait. Ma vie m’échappe en ce moment, je ne peux la contrôler. Cela te fait peut-être peur, t’éloigne de moi. Je ne veux pas que tu partes, tu es une harmonie merveilleuse au milieu du chaos. Moi, je me sens attachée à toi déjà.

    -         Même si j’ai l’impression de n’avoir aucun poids sur tes décisions ?

    -         Comment cela?

    -         Demain ? L’angoisse que j’ai à l’idée de te laisser marcher seule après votre sortie et à devoir rester à la place que tu m’as assignée sans avoir le droit d’aller vers toi. Le danger que j’imagine, que je dois laisser planer sur la femme que j’aime, en restant passif.

    -         Tu m’as mal comprise parce que je me suis mal exprimée. Je pense qu’il ne se passera rien de fâcheux demain, mais que cela peut déclencher une réaction plus rapide que prévue et donc je veux être prête. Ne pas exposer Mila plus que de raison est une exigence.

    -         Quel genre de réaction attends-tu ?

    -         Je ne sais pas, une filature et que cela aide Maurice, Léon et les autres dans leur enquête. En fait je ne sais pas, j’ai envie, j’espère provoquer des choses… Oui, les provoquer…

    Il m’attrape les bras qu’il me maintient tendrement en arrière. Le regard se fait grave, perçant.

    -         Je t’aimerais bien provocante en effet.

    -         Mmmm… Tout moi, hein ? 

    Il se penche à mon oreille pour y susurrer :

    -         Si, provoque-moi.

     

    La flamme qui s’allume, j’oublie le reste. Son souffle, ses mains, sa peau, ses lèvres, ses yeux… Un regard empreint de désir. Je me laisse irradier.

    Me voilà panthère… Un texte de Belen surgit au détour d’un baiser qui me fait frissonner : « le souvenir de ses caresses qui éveillent en moi d’étranges mouvements de forêt… » L’odeur de la mousse, de l’écorce, de la terre humide et sombre. Je sens mon dos caressé par les feuillages humides, une pluie violente ruisselle de feuille en feuille, énervant mes sens. Impression que la fureur du vent nous emporte dans des ébats de fin du monde.

     

     

    Il est 10 heures, Mila m’attend déjà avec un sourire apaisant. Mila, formidable Mila. Nous nous tenons la main jusqu’au moment d’entrer dans le bâtiment qui ressemble, avec ses tours aux pierres noircies et ses fenêtres exiguës, à une cathédrale maudite.  Les couloirs blafards nous mènent au bureau D265. Voilà, c’est ici que tout doit commencer, s’arrêter, repartir. Envie de pleurer. Il ne faut pas. Nous entrons. Je jette un regard circulaire. Qui renseigne Angèle ici ?

    -         Oui, c’est pourquoi ?

    Nous nous approchons du comptoir, derrière lequel est assise une femme au visage sans saveur. Mila me serre discrètement la main, m’imposant le silence. Elle parle, elle raconte. Je continue de regarder, d’enregistrer ce que je vois. La femme qui nous reçoit ne porte en elle aucun sourire. Le monde qui l’entoure semble l’indifférer, à commencer par Mila, moi-même et notre demande. Elle tape notre demande, les yeux rivés sur son écran, nous donne les formulaires à remplir en essayant mollement de nous en dissuader. Une morne dissuasion, c'est exactement cela, l'ennui personnifié, la caricature qu'on attend et qui fait corps.

     

    Des hommes, à la démarche rapide, passent derrière son bureau, comme une image furtive, en tenue de policiers pour certains. Passage inattendu, trop rapide. Je n’ai pas vu les visages mais j’ai senti un regard se tourner vers nous, un regard carnassier.

    On lui rend les formulaires complétés, accompagnés des papiers demandés.

    -         Bon, ne vous attendez pas à obtenir une réponse tout de suite. On vous appellera de toute manière.

    -         Avez-vous une idée du temps qu’il faut pour une telle demande.

    -         Ah ben non, je n’en ai aucune idée.

    Hostile.

    -         Merci tout de même.

     

    Nous sortons du bureau. Des gens dans le couloir. Nous marchons en silence, le cœur en accéléré. Dehors, Renaud attend au volant de sa voiture. J’embrasse Mila. Une phrase banale échangée. Je m’éloigne, je me retourne pour voir Mila claquer la porte. Un homme sort précipitamment par la porte que nous venions d’emprunter. Je reconnais le regard du bureau D265, un regard de tueur. Je sais que c’est lui. Je tourne les talons, je recommence à marcher, lentement, désirant dissimuler ainsi ma peur, ma fureur. Je quitte le bâtiment imposant de la préfecture et arrive sur le pont. Un vent glacial m’y accueille. Derrière moi, je sens une mauvaise présence. Il me suit.

     

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