• Episode 17 : Mila, ma soeur, ma racine

    Episode 17 : Mila, ma soeur, ma racine

    Mila, le teint gris, le visage creusé, les yeux cernés. J’imagine qu’elle n’a pas trouvé le sommeil, qu’elle s’est levée et a attendu ma venue, les yeux rivés à la porte, l’oreille tendue au téléphone qui ne sonnait pas.

    Je lui raconte notre visite à EMET, elle ne dit rien, son regard reste fixe. Mais je sens la colère poindre, une colère froide et retenue.

     

     -          C’est ce type, ce Maurice Rappoport qui s’est introduit chez nous ?! Et c’est lui qui nous demande le dossier ?!Qui ose nous le demander ?!

    -          Oui…

    -          Mais comment peut-on savoir si ce qu’ils disent est vrai, que ce ne sont pas de vulgaires escrocs, dont le mobile nous échappe totalement ?

    -          Rien, si ce n’est le fait qu’il a avoué son effraction, que leur histoire aussi délirante soit-elle semble tenir debout et qu’ils avaient l’air sincère.

    -          N’avais-tu pas envie de le gifler ce type ? Te souviens-tu seulement comment nous avions été bouleversées par ces deux vols ?!

    -          Oui, Mila, le type ne m’est pas du tout sympathique, à moi non plus. Un type énigmatique, certainement du fait de son métier peut-être. En tout cas insaisissable pour le peu que je l’ai vu.

    -          C’est quoi son métier, Hannah ?

    -          Je ne sais pas en fait. Détective ? Cyber-détective ?

    -          Prends–les clefs de ma voiture et on y retourne.

    -          Mila, t’es sûre que c’est une bonne idée?

    -          Tu veux dire dans mon état ?! Je suis enceinte, pas malade !

    -          Ok, allons-y mais préviens Renaud, s’il te plait.

    -          Je n’ai de compte à rendre à personne.

    -          Bon, je ne dis plus rien.

    Nous retournons donc à l’agence. Une pluie drue s’abat maintenant sur la ville, qui nous rince à peine sorties de la voiture. Nous courrons, aussi vite qu’une femme enceinte de jumeaux presque à terme le peut. J’ai peur qu’elle tombe, qu’elle perde les bébés, que Renaud m’en tienne responsable, mais je sais aussi que rien ne peut la raisonner. La colère si longtemps contenue est là, ce grondement intérieur qui désire exploser, je ne peux l’empêcher.

    Elle entre en furie, le grelot de la porte en étrangle son tintement. Elle fonce sur Léon Kravski.

    -          C’est vous le soi-disant ami de mes parents. Ce copain qu’on n’a jamais vu chez nous, dont nos parents ne nous ont jamais parlé. Vous croyez quoi, monsieur ? Qu’on va croire à vos sornettes ? Il est où votre Maurice Rappoport ? J’ai à lui parler !

    Comme s’il nous attendait, Maurice ouvre la porte qu’il garde ouverte pour qu’on vienne vers lui. Son immobilité, son regard froid, son sourire impavide.

    -          Je n’ai pas l’intention de vous suivre, monsieur. Mais celle de vous dire deux mots. Vous dites que vous avez travaillé avec ou pour nos parents sur une histoire dont vous n’avez dit mot. Et vous n’hésitez pas à venir, chez nous, alors que nous venons de perdre nos parents, pour dérober des dossiers ? Et en prime, il faudrait croire que vous n’êtes pas un sale type? Un peu beaucoup, non ?

    Tous les regards convergent vers Maurice Rappoport. Je sens la colère poindre aussi de l’autre côté de la pièce, les dents se serrer et le tendon du cou se tendre… Cependant Maurice reprend son calme, seul son sourire se fait rictus.

    -          Mila Zlos, je suppose ? Oui, voyez-vous, je me suis introduit chez vous pour récupérer ce dossier et si c’était à refaire, je le referais. Sans aucun état d’âme. Vos larmes, votre colère ne vous rendront jamais vos parents. Moi, avec ce dossier, je peux aider à retrouver leurs assassins.

    Le cliché de la bonne femme inutile dans ses émotions débordantes face au pragmatisme utile du bonhomme. Ce type est une vraie tête à claque ! Léon Kravski l’interrompt.

    -          S’ils ont été tués... Ce que personne ici ne peut prouver. Depuis quatre ans, nous cherchons qui aurait pu les éliminer. Plusieurs personnes, plusieurs pistes. Il nous manque des pièces du puzzle pour savoir, qui, pourquoi. Notre objectif est de livrer cette affaire à la justice. Hannah, Mila, il y a dans ce dossier certainement les derniers documents que Josef et Blanche avaient recueillis. Ils n’étaient en effet pas revenus pendant un mois, ici. Les messages que nous avions échangé auparavant étaient toujours très vagues par souci de discrétion.

    Mila regarde autour d’elle avec une moue dédaigneuse.

    -          Vous êtes véritablement impressionnant avec vos classeurs papiers…

    J’ai envie de la tirer par le bras pour lui faire voir la navette Atlantis cachée derrière mais Léon me devance et va calmement prendre un classeur dans une des armoires et nous l’amène. Il l’ouvre. Des pages blanches. Avec un large geste, il nous montre les autres. Nous comprenons. Des centaines de classeurs vides. Avec son index, il nous montre silencieusement des objets, des meubles, des tableaux.

    -          Des caméras qui détectent toute intrusion. Et dissimulé dans la porte de mon bureau, nous avons un brouilleur d’ondes électromagnétiques.

    Je regarde mon téléphone. Pas de réseau.

    -          Nous avons aussi des brouilleurs portatifs. Personne ne peut nous suivre. Vos parents devaient être équipés normalement. Un comme cela, je pense.

    Nous regardons l’objet qu’il nous montre. Nous croisons nos regards avec Mila. Je réponds.

    -          En tout cas, les policiers ne nous ont rien rapporté de tel dans les affaires de nos parents.

    -          Cela ne nous étonne guère.

    -          Que voulez-vous dire ?

    -          Soit, ils ne les avaient déjà plus sur eux, l’accident étant une mise en scène. Soit, ces objets ont été égarés, abîmés lors de l’accident et que la police n’a pas jugé utile de vous les remettre.

    -          Monsieur Kravski, que pensez-vous au fond ? Pour la mort de nos parents, je veux dire…

    -          Qu’ils ont été assassinés, Hannah, qu’ils ont été assassinés.

    Sa voix se brise, il s’assoit visiblement ému. Je me retourne vers Mila, qui s’est assise à son tour, les mains sur son ventre.

    -          Tout va bien, Mila ?

    -          Oui, je crois que je vous dois des excuses et que si tu es d’accord Hannah, nous pouvons leur confier le dossier.

    Je le tiens toujours entre les mains. Je le pose sur le bureau de Léon, laissant ma main dessus.

    -          Monsieur Kravski, je suis… comment dire… Il se trouve que je suis disponible en ce moment… Si je pouvais d’une manière ou d’une autre vous aider, je vous en serais reconnaissante.

    Monsieur Tête à claques, à qui je ne m’adressais pas, répond :

    -          Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Vous êtes trop impliquée.

    -          Monsieur Rappoport, cela fait quatre ans que vous recherchez les assassins de mes parents, avec des moyens très impressionnants. Peut-être avez-vous manqué « d’implication » après tout ?

    Je sens qu’il adorerait avoir des fusils à la place des yeux... Léon Kravski répond enfin.

    -          Maurice n’a pas tort, Hannah, la discrétion est ce qui, jusqu’ici, nous a permis de remonter des fils de l’Histoire sans dévoiler notre organisation. D’une certaine façon, nous sommes des clandestins. Mais en même temps Maurice, Hannah, en tant que fille de Blanche et Josef, pourrait être très utile pour obtenir rapidement des informations, moins suspecte, ne crois-tu pas ?

     

    Maurice quitte sa porte pour s’approcher de nous. Il s’assoit à côté de Mila. Il a lâché son sourire insupportable. Non que son visage devienne expressif, mais il semble plus authentique. Il se penche en avant, appuyant ses avant-bras sur ses cuisses.

    -          Hannah, Mila, ne vous méprenez pas sur mon compte, si je ne vous veux pas dans cette enquête, c’est que, ce que nous faisons, est dangereux. Vos parents en sont probablement morts, vous laissant orphelines. Mais ils avaient une motivation particulière pour risquer leur vie, que vous n’avez pas…

    -          Laquelle Maurice ?

    -          J’ai une histoire personnelle que peut-être un jour, j’aurai l’occasion de vous narrer, non qu’elle soit extraordinaire. Mais elle vous permettrait de comprendre pourquoi votre mère a été si importante dans ma vie. Comme vous le savez, elle s’est retrouvée orpheline de père, elle n’avait qu’un an. Puis elle a perdu sa mère, Irène, à 10 ans. Une mort « normale » lui semblait-il. Seule avec elle, dans une période difficile, elles étaient très attachées l’une à l’autre. Blanche avait un amour inconditionnel pour sa mère. Sa disparition a été un traumatisme. Mais elle a refoulé cette blessure, pour vivre. Le silence sur sa peine avait recouvert toute sa vie. Et puis un jour, son frère Ernest resté célibataire toute sa vie est mort. Dans l’appartement d’Ernest qui était l’ancien appartement familial, Blanche et Josef ont découvert une lettre. Une lettre qui datait de peu de temps après la mort d’Irène. Celui qui l’a tuée y avoue son meurtre et dévoile une partie des commanditaires. Un terrible choc vous pouvez l’imaginer, mais il a permis à votre mère de revenir à la vie. Elle revivait, dans la souffrance certes, mais dans la vie ! Elle a pu tomber enceinte de vous, puis de Mila, elle en parlait souvent de cette « résurrection ». Seulement, après la découverte de cet aveu, il lui fallait retrouver les assassins de sa mère, c’était une obsession.

    Je reste silencieuse devant cette évocation de ma mère. Je ne savais pas cela. Je ferme les yeux, j’essaye de l’imaginer perdre sa mère si jeune, si fragile, se laisser vivre comme une ombre pour revenir à la vie, brutalement. Je pense à Valse avec Bachir, de Ari Folman. Cet oubli comme un cataplasme pour ne pas souffrir, pour survivre et puis un choc et le besoin de vérité qui arrive à l’improviste, avec les souvenirs qui réapparaissent.

    -          Mila, arrête-moi, si tu n’es pas d’accord… Vous savez Maurice, nous aussi, nous avons perdu nos parents violemment, nous avons tenté l’oubli parce que la vérité, celle qui consiste à dire « Nos parents ont été tués. » nous terrifiait et que nous ne pouvions l’affronter. Cette boîte…

    Mila reprend la suite, emboitant ma pensée.

    -          Elle nous replonge au jour du décès de nos parents, mais elle nous empêche l’oubli cette fois-ci. Nous sommes aussi obsessionnelles que vous semblez tous l’être ici. Nous voulons savoir, nous en avons besoin pour retrouver notre sérénité, pour être capable de vivre normalement nos vies, pour que je puisse devenir mère…

    Mila éclate en sanglots. Avant que je n’ai eu le temps de la prendre dans mes bras, elle s’effondre sur Maurice Rappoport assis à ses côtés, qui, surpris dans un premier temps, retrouve des réflexes d’homo sapiens sapiens et la réconforte de ses bras.

    -          Nous allons rentrer. Je vous laisse le dossier. Décidez ce que vous voulez me concernant. Sachez que j’aimerais aider à reconstruire ce qui nous manque de nos parents et peut-être me rattraper… post-mortem.

    La pluie a cessé. Nous nous retrouvons toutes les deux dans la voiture sans avoir échanger une parole. Je vais pour mettre la clef de contact et je suis prise à mon tour de sanglots.

    -          Mila, je me sens une mauvaise fille, je n’ai jamais compris papa et maman.

    -          Moi non plus Hannah. Les enfants ne comprennent que tard leur parents. Nous, ils sont morts trop tôt pour qu’on puisse se retrouver.

    -          Notre famille n’a jamais eu le temps de finir de vivre ensemble normalement. Tout le monde part… Le cycle n’est jamais complet.

    Mila me prend le visage dans ses mains.

    -          Les temps douloureux sont derrière nous. Nous commençons une nouvelle ère grâce à eux, mais il nous faut terminer ce qu’ils avaient entrepris, c’est l’unique chose que nous devons faire.

    -          Oui, pour nous faire pardonner.

    -          Ote de ton esprit ce sentiment de culpabilité, il t’égare. Non, tu as été la fille idéale, l’aînée dont ils rêvaient. Revêche, oui. Mais cela leur plaisait. Ils étaient rock n’ roll, un peu…

    J’éclate de rire devant l’image. Blanche et Josef en cuir. Mila continue sa pensée.

    -          Moi, je leur ai apporté plus de douceur. Ils en voulaient aussi. Toutes les deux, nous étions un tout. Ils étaient comblés.

    -          Tu crois ?

    -          J’en suis sûre. Nous devons finir leur quête pour eux par devoir filial, familial, appelle-le comme tu voudras. Par amour surtout, pour eux. Parce que aussi, et c’est idiot, cela donne un sens à notre vie, une direction, une filiation.

    -          J’aime bien cette idée que la filiation donne une direction, petite sœur … J’espère qu’elle en donne plusieurs, que le choix existe encore. J’exècre l’idée de destin.

    Mila rit. J’admire sa force, sa détermination, la clarté de ses idées, les miennes étant engluées dans un sentiment de ne jamais être à la hauteur. J’ai même aimé sa colère, elle était belle, libératrice.

    Je dépose Mila chez elle et je reprends mon train pour Petrys. Je ne désire qu’une chose : voir Renzo. Le voir après cette journée et savoir s’il existe encore dans mon univers chaotique.

     

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