• Episode 16: un dossier convoité

    Episode : un dossier convoité

    De nouveau dans son bureau, Maurice Rappoport semble avoir perdu de sa superbe. Il reste un instant silencieux, cherchant visiblement à trouver ses mots. Nous ne troublons pas ce silence opaque. Inconsciemment, j’espère qu’en quelques phrases, il va m’expliquer la vérité sur la mort de mes parents, peut-être aussi sur le secret de leur vie. Je me sens électrique, le dos contracté.

    La porte s’ouvre, je sursaute, c’est le vieil homme. Il s’assied en face de nous, un peu à l’écart. L’unique lumière de la pièce posée sur le bureau de Maurice, accentue les rides de son visage mais j’y découvre aussi son regard, presque transparent qui me fixe.

    -          Bonjour, je ne me suis pas présenté. Je suis Léon Kravski. Nous avons grandi dans le même quartier avec votre mère et votre père. Lucette Banric, la femme que vous avez rencontrée dans l’autre pièce, également. Vos parents…

    Maurice l’interrompt :

    -          Es-tu sûr qu’il faille tout dévoiler ?

    -          Oui. C’est même notre devoir.

    -          Pourquoi votre devoir, monsieur Kravski ?

    -          J’y viens. Josef et Blanche ont créé EMET avec Lucette, moi et une autre femme, qui est morte depuis.

    -          Comment cela ? Ils ont travaillé ici ?!

    -          Non, pas vraiment, pas travaillé au sens où vous pouvez l’entendre. Ils avaient un autre travail, mais l’essentiel était là.

    -          EMET ? Pourquoi ? Vous faites quoi ?

    -          Nous avons créé cette agence en 1968, à la suite d’un incident dont je vous parlerai un autre jour afin de ne pas embrouiller mon discours. Pour faire court, notre agence avait pour mission de retrouver des criminels nazis, des traîtres.

    Les bras m’en tombent. Mes parents en traqueurs de criminels de guerre ! Je nie de la tête, cette image ne leur collant tellement pas.

    -          Hannah, vous ne connaissez pas votre histoire familiale. Vos parents vous l’ont caché, non pas par honte, mais afin… que les malheurs épargnent la génération à venir, à savoir la vôtre. C’est aussi une histoire que je peux vous dévoiler si un jour vous le désirez. Mais pas aujourd’hui non plus…

    Léon Kravski regarde Maurice, lui rendant tacitement la parole.

    -          Hannah. Il faut nous rendre le dossier que vous avez. Ne pas le remettre à la police.

    -          C’est la seule chose qui nous reste de la vérité de Blanche et Josef à Mila et à moi-même.

    Je tremble comme si j’avais froid, mon corps glacé… Je devrais ne pas croire ce que j’entends, parce qu’il y a deux minutes, j’étais dans la 2CV de Marco, dans la vie réelle et pas dans un mauvais film d’espionnage.

    -          Hannah, des deux cambriolages, un était de mon fait. Nous voulions récupérer ce dossier que vous détenez. Savoir ce qui a disparu dans ce dossier, c’est nous permettre de savoir ce que les autres ont peut-être en leur possession. C’est pour cela qu’il faut nous le remettre.

    -          Les autres ?

    -          Ceux que nous traquions, ceux que nous traquons encore. Je ne savais pas que vous aviez été cambriolé deux fois, j’espère que les autres n’ont pas trouvé quelque chose…

    -          Ce dossier était dans une caisse dans le grenier et il ne me semble pas qu’il ait été ouvert avant que Mila ne tombe dessus.

    -          Un grenier ?

    -          Oui, un grenier, vous savez une pièce coincée sous un toit…

    Je repense à nos angoisses avec Mila lorsque nous avons subi ces deux cambriolages étranges, juste après la mort de nos parents. Rien ne manquait, nous pensions devenir folles, nous sentant persécutées. Au moment où nous avions envie de vivre recluses dans l’odeur de nos parents, quelqu’un violait notre intimité. Ce quelqu’un avait été une fois Maurice.

    -          Donc vous saviez que mes parents avaient été tués !...

    -          Même aujourd’hui, nous n’en avons aucune certitude, mais les enjeux sont tels qu’une vie humaine, même deux, n’ont pas grande importance.

    -          Et pourquoi pas la police ?

    Je regarde Maurice. Il a ses avant-bras posés sur son bureau, calme, où seuls, ses doigts faisant tourner un stylo sur lui-même, peuvent laisser déceler la tension qui l’habite.

    -          Je répète ma question : pourquoi ne pas faire appel à la police ?

    -          Parce qu’il se pourrait que la police soit impliquée lourdement dans l’affaire qui nous intéresse.

    -          Euh… J’ai du mal à vous croire. L’histoire qui semble vous intéresser remonte à une soixantaine d’années. Les protagonistes sont pour la plupart morts et enterrés ou alors des vieillards ne se rappelant probablement pas de leur propre prénom.

    -          Les protagonistes peut-être, mais pas leurs descendants, mais pas l’esprit de corps.

    J’essaye de donner du sens à ce discours parcellaire. L’occupation, la police, mon histoire familiale.

    -          De quoi exactement parlez-vous pour ce qui concerne la police ?

    -          Des Brigades Spéciales.

    -          Celles des Renseignements Généraux pendant l’Occupation ?

    Léon Kravski me regarde et se redresse, surpris. Je dois soudain avoir l’air moins idiote à ses yeux.

    -          Que connaissez-vous de leur existence ?

    -          Ce que le grand public en sait, monsieur Kravski, à savoir pas grand-chose. Une division spéciale de la police à Paris, qui collabora activement avec les nazis et qui a, à son actif, le démantèlement de tout un réseau de la Résistance, les FTP-MOI.

    Maurice tapote sur sa tablette et me présente une photographie, que je reconnais pour l’avoir vu dans le dossier. Une photographie en noir et blanc, présentant le visage d’un homme, tuméfié, déformé, et on ne saurait dire si l’homme est encore en vie ou déjà parti pour un monde définitif.

    -          Cet homme, Hannah, c’est René Schwarz, votre grand-père maternel. Résistant. Torturé dans les caves de la préfecture par ces fameuses Brigades Spéciales. Puis tué. On sait seulement que son corps fut jeté dans la Seine. Les BS se sont amusés à le photographier, comme ils ont photographié tous les résistants qu’ils arrêtaient.

    -          Je… Merci… J’ai peu d’images de lui et là, je ne l’aurai pas reconnu.

    Marco a mis sa main sur mon épaule. Je n’ai jamais connu cet homme et ma mère n’avait que trois ans lorsqu’il est mort. C’est donc un grand-père qui m’est inconnu, étranger. Et pourtant comme dit la chanson, et pourtant… Ce visage abîmé me touche de manière inexplicable. Je suis de son sang. Marco reprend le fil de la discussion à ma place.

    -          Je comprends le lien entre les Brigades Spéciales et le grand-père d’Hannah mais quel lien avec le dossier que vous voulez récupérer ?

    Maurice n’ose pas me retirer la tablette des mains. Léon Kravski répond donc.

    -          Les Brigades Spéciales ont été dissoutes mais les hommes n’ont pas disparu. Ils se sont évaporés, dirons-nous. Certains sont restés en place sans que leur passé ne soit révélé. Les autres, les évaporés, se sont dirigés vers des activités toujours souterraines pour reprendre une mauvaise image mais plus illégales. Donner le dossier à la police, c’est prendre le risque que cela ne tombe dans les mains de ce réseau toujours actif et dévoiler notre activité, si cela n’est pas déjà le cas depuis la mort des parents d’Hannah.

    -          Maurice, Léon, je… Je veux savoir ce qui est arrivé à mes parents…

    -          Est-ce que vous pouvez laisser à Hannah le temps d’y réfléchir ?

    Marco m’impressionne. Il est là, il comprend la situation, il dit les bonnes choses, au bon moment.

    -          Oui bien sûr. Mais je vous demande une chose. De nous prévenir si jamais vous vous décidiez à remettre tout cela à la police.

    Marco me retire l’image de ce grand-père inconnu des mains, rend la tablette à Maurice Rappoport. J’ai l’esprit dans le coton, le corps aussi. Mes jambes sont engourdies, plombées comme si j'avais peur de partir, de fermer cette fenêtre entrouverte sur mon histoire, sur la mort de mes parents. Marco essaye de me lever.

    -          Hannah, tu dois maintenant en parler à Mila. Elle n’est pas ici mais elle doit savoir cela et donner son avis.

    Marco a souvent raison. Il revêt parfois son habit de clown charmeur, alors qu’il est l’être le plus censé, profond et sensible qu’il m’ait été donné de rencontrer. Je me décide à me lever. Je sers la main de Léon Pravski avec chaleur, même Maurice a le droit à sa poignée de mains. Je sens que je n’ai aucune raison de lui en vouloir. Même du vol.

    Marco m’accompagne chez Mila. Il me demande sur le chemin de lui expliquer ces histoires de Brigades Spéciales et de FTP-MOI. Sa demande me plait, je me plonge dans l’Histoire sans penser à la mienne. S’oublier un peu. Nécessaire.

    -          En bien, la résistance a commencé dès 1940, principalement communiste, mais du fait du Pacte Germano-Soviétique, elle s’est vraiment développée et organisée à la rupture de celui-ci. Dans l’imaginaire populaire, on a souvent pensé que les Juifs avaient accepté le port de l’étoile jaune, en êtres soumis qu’ils étaient. Au sein du Parti Communiste Français, clandestin, ou de la CGT, clandestine aussi, il y avait des militants étrangers, dont beaucoup de Juifs (Roumains, Bulgares, Allemands…). Pas mal d’anciens combattants des Brigades Internationales contre Franco en Espagne. Bref tous ces militants vont s’organiser dès 1941 dans une structure qui s’appellera les FTP-MOI (Francs-Tireurs Partisans – Main-d’Œuvre Immigrée). Les FTP étaient communistes. Et dans les FTP-MOI, il y avait un certain Manouchian dont tu as peut-être entendu parlé.

    -          Oui, mais il était Arménien ?

    -          Ah oui, tous n’étaient pas Juifs… Bref, pendant longtemps, on a pensé que pour de sombres raisons, le Parti Communiste les avait lâchés. Depuis les archives de la Préfecture ont été ouvertes et on a compris le rôle cruciale de la police à travers ces fameuse Brigades Spéciales.

    -          Et ce sont ces Brigades qui ont démantelé le réseau des FTP-MOI.

    -          Oui, t’as tout compris, mon Marco !

    -          Hannah, on arrive chez Mila. Faudra que tu m’expliques comment tu connais ces trucs-là à l’occasion. Je te laisse, j’ai des choses à faire. On s’appelle plus tard.

    Je le sers dans mes bras, trop fort.

    -          Tout doux, Hannah, tout va bien.

    Je descends sur le trottoir et le regarde partir. Il disparait. Vite. J’ai perdu mes parents il y a quatre ans. Trop tôt. Mais il doit toujours être trop tôt, quand on perd des gens qu’on aime. Leur départ fut brutal, nous n’étions pas préparées Mila et moi. Est-ce d’ailleurs possible de se préparer à cela ? Je me souviens, quand j’ai appris leur mort, il y avait chez moi un mélange d’une peine que je ne parvenais pas à exprimer, à extérioriser et un soulagement culpabilisant. Je n’avais plus désormais leur regard sur moi, cette angoisse de ne pas bien faire, comme il fallait, à la hauteur de leur espérance. Ma vie m’appartenait entièrement désormais. Et en même temps, il y avait dans l’absence de ce regard sévère, déçu, l’absence d’un retour en arrière possible, un définitif qu’il n’existait pas avant. Les racines étaient coupées. Quand Antoine me quitterait (il ne m’avait pas encore quitté), je ne pourrais pas verser les larmes de mon corps sur la poitrine de ma mère, je ne pourrai pas me coucher dans mon lit d’adolescente pendant quelques jours, histoire de régresser un petit peu… avant de repartir dans le flot de la vie. Plus d’ermitage possible, de cabanage infantile… Un aller simple pour le monde adulte.

    Et aujourd’hui, dans ce monde adulte, il y avait cette découverte. Au-delà de ce que j’allais comprendre, je savais que j’avais raté mes parents. Et que cela aussi était définitif. Debout, sur ce trottoir, face à la maison qui avait été la maison de mon début de vie, j’éprouve un regret immense. Et rien pour le soulager… Rien… Vivre avec ce regret à jamais.

    Je décide de marcher un peu avant d’entrer voir Mila, afin de ne pas offrir ce visage dévasté à ma sœur enceinte jusqu’aux dents. J’aimerais regarder le ciel mais il faut ici comme à Petrys toujours regarder le trottoir sous peine de marcher dans une merde de chien.

    Je pensais que ce fléau allait cesser avec la disparition d’une génération de petites vieilles, esseulées. Et non, c’était sans compter sur cet amour pas très raisonnable que les gens ont à vouloir posséder des animaux en état de domestication ! « Tu vois ma prison ? Eh, bien, ça va être la tienne aussi. » dit le maître content de lui. « Ouais, super », se dit le chien dans son fort intérieur. « Bienvenue dans mon 40 m2 ! » ajoute le maître qui n'est pas la moitié d'un empaffé…

    Et je suis toujours étonnée de voir un type, plutôt beau gosse, la barbe courte, les habits choisis avec goût, en train de faire la promenade à son chien-chien, souvent un minuscule truc tout nerveux qui jappe avec énervement. Y a-t-il un pire tue-l’amour que cette vision ? Si peut-être son homme nu avec des chaussettes, non assorties, en train de se brosser les dents. L’image me fait sourire. Je pense à Renzo. Même ainsi, il me plairait.

    Je rentre voir Mila.

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