• Episode 15 : Maurice Rappoport

    Episode 15 : Maurice Rapopport

    Nous ne sommes pas encore réveillés, lorsque Marco arrive avec des croissants tout chauds à la main. Mon deuxième matin avec Renzo mais cette fois-ci sans câlins… Je le sens sur la réserve, difficile de lui en demander la raison avec Marco présent.

     Il s’en va après le petit-déjeuner, le visage fermé. Mince, j’ai aimé notre nuit, son corps dans mon lit, ses mains sur mes hanches, son souffle dans mon cou. Y a un truc qui a foiré et je n’ai pas encore compris ce qui se passe. Je me lève pour débarrasser. M’accrochant le bras alors que je passe à côté de lui, Marco m’interroge silencieusement. Je m’enroule autour de son cou en chuchotant :

    -          Je ne sais pas.

    -          Envoie-lui un petit message.

     

    Comme une gamine qui attendait le feu vert, je saute sur mon téléphone. « Je pense à toi ! »… Mon pouce reste en suspens avant d’envoyer le texto. Ce message est ridicule, je l’efface… Ça devient un simple « bises » indolore, histoire de ne pas rester bloquée sur le téléphone dix plombes. J’aime pas les sms.

     Je m’habille, essayant de ne pas penser à l’absence de réponse à mon message et tentant de me concentrer sur l’attitude à avoir une fois arrivée sur les lieux.

    Marco étudie le plan. Je prends le dossier et nous partons. Je me sens d’une humeur paradoxale, amoureusement morose… Pourquoi faut-il que les choses soient toujours si compliquées ?

     

    Dans la voiture, le téléphone vibre. Je le consulte fébrilement : Mila qui nous demande de la tenir au courant. Aucun message de Renzo.

    -          Ne te bile pas, ma douce. Il est peut-être préoccupé par quelque chose, c’est tout…

    -          Non, non, non, Marco… Tu vois, je ne peux comparer qu’avec une matinée et elle n’est pas lointaine, c’était hier. Il a à peine décoché un mot ce matin. Depuis rien. Y a un truc, je le sens... Je ne me trompe jamais…

    -          Vous vous êtes engueulés hier soir ou cette nuit?

    -          Non… On a parlé de nos vies, de nos histoires passées.

    -          Le passé, Hannah, laisse-le là où il est.

    -          Et que va-t-on faire Marco aujourd’hui si ce n’est remuer le passé ?

    -          Oui ma phrase était très conne, mais tu sais très bien ce que je veux dire. Tu commences une histoire. Tranquillise-toi, laisse venir et les choses se faire. Pas obligé de ramener tes trente-et-quelques années de suite. Si vous vous plaisez, peu importe ce que vous avez vécu avant, non ?

    -          Oui, tu as raison. Mais le but de la conversation était juste de se connaître. C’était même plutôt sympa… Du moins, il me semblait…

     

    Le téléphone vibre de nouveau. Le message attendu. Mes doigts frénétiques s’emmêlent sur le cadran, je dois m‘y reprendre à trois fois avant de pouvoir enfin le lire : « Il faudra que tu m’expliques ton rapport avec Marco. Bonne journée. » Froid à souhait. Je souris.

    -          Quoi ?

    -          Eh ben, il est jaloux.

    -          De moi ?

    -          Mmm Mmm.

    -          Je le comprends. Je vais essayer d’être moins présent. C’est peut-être mieux.

    -          Marco, non. Tu es mon ami, mon frère, mon…

    -          Au moins dans un premier temps.

    -          On verra… Nous arrivons. Ralentis. Mais ralentis ! Passe devant tranquille pour que je regarde.

    Par reflexe, je mets mes lunettes de soleil et m’enfonce dans le siège jusqu’à ne laisser dépasser que le bout de mon nez. Marco éclate de rire. Je ne prête pas attention à sa moquerie. Je regarde la devanture, comme dans un film déroulé au ralenti. C’est une sorte de boutique encadrée de bois que personne n’a pris la peine de restaurer depuis les années 50. La peinture d’un vert sombre s’effrite de toutes parts. Seul le nom, EMET, qu’on peut lire avec difficulté car il est écrit en vert aussi et en majuscule, paraît à peine moins décati que le reste. Les fenêtres ont été recouvertes d’un film opaque jauni, ne permettant pas de voir l’intérieur de l’agence. Mais il y a de la lumière !

    Marco s’arrête plus loin.

    -          On fait quoi, Hannah ?

    -          Ben, je crois qu’on n’a pas le choix et qu’il n’y a pas de risque, il faut rencontrer ce Maurice Rappoport. Tu préfères rester dans la voiture, Marco ?

    -          Non, mais parfois, juste n’importe quoi!… Bref, allons-y.

    Nous descendons de la voiture et nous dirigeons silencieusement vers la boutique. J’ai réussi à transmettre ma mauvaise humeur, ma tension à Marco. Faudra que je m’occupe de faire retomber tout cela, on verra plus tard. On arrive devant EMET.

    Après une légère hésitation, je décide d’entrer. La main sur la poignée, je pense à mon père et à ma mère. Une sorte de cloche est attachée à la porte, annonçant notre venue. Un vieux grelingrelin! A l’intérieur, trois bureaux en fer gris, poussiéreux, encombrés de dossiers empilés dans tous les sens. Le long des murs, des armoires remplies de dossiers. Aucun ordinateur. On est dans l’ère ante-Ikea.

     

    Dans ce décor, trois visages nous observent. Marco me pousse légèrement pour m’obliger à entrer et fermer la porte derrière nous. Un vieil homme, le plus proche de la porte, se lève de son bureau et s’approche de nous, sans nous lâcher du regard.

    -          Bonjour, que puis-je pour vous ?

     

    Le ton est poli, mais je sens cependant une sorte de méfiance, de réticence à notre venue. Les deux autres personnes, une vieille femme et un autre homme entre deux âges, ont arrêté leur tâche et continuent à nous observer. Je m’éclaircis la gorge.

    -          Bonjour, Monsieur… Messieurs et Madame. Je… Voilà, j’ai retrouvé des documents mentionnant le nom de votre société.

    -          Oui, eh bien ? répond-il encore plus froidement.

    -          Je pense que mes parents avaient fait appel à vos services et j’aurai voulu en savoir un peu plus.

    Les épaules du vieil homme s’abaissent comme si une tension s’échappait de ses omoplates. Son regard se fait plus chaleureux.

    -          Comment se nomment-ils ?

    -          Se nommaient… Ils sont morts. Josef et Blanche Zlos.

    -          Vous êtes leur fille ?!

    -          Oui, je m’appelle Hannah. Hannah Zlos.

    L’émotion qui règne soudainement dans la pièce est palpable. Marco me prend la main. Les trois occupants de la pièce s’approchent de moi. La femme me touche le visage. Je recule. Ses yeux brillent, tentant de retenir ses larmes.

    -          Hannah, vous ressemblez tant à votre mère mais Josef est là, dans votre regard.

    -          Vous connaissiez donc bien mes parents?

    J’essaye de me garder à distance de leur émotion, pour me protéger et parce que les effusions m’ont toujours mis mal à l’aise. Un truc d’oursonne, incontrôlable.

    -          Oui, très bien.

    -          L’un de vous s’appelle-t-il Maurice Rappoport ?

    Ils sourient tous. Je suppose que j’ai dû dire quelque chose de drôle mais je ne vois pas. Marco enchaine, me surprenant par son sérieux.

    -          Oui, nous aimerions discuter avec lui pour lui poser quelques questions.

     

    Les trois paires d’yeux se dirigent vers Marco, semblant soudainement se rappeler de sa présence.

    -          Peut-on lui faire confiance ?

    -          Oui, bien sûr ! C’est mon meilleur ami.

    On se regarde avec Marco. Il règne de nouveau un silence gêné. Le type entre deux âges prend le téléphone.

    -          Maurice, tu peux venir, tu as de la visite. Hannah Zlos, la fille de Josef et Blanche… Oui… Je leur dis.

     

    Il raccroche et nous propose deux sièges pour attendre. Nous nous asseyons donc sur deux chaises pliantes en plastique, d’un orange qui ferait fureur dans les brocantes pétrisienne. Maurice Rappoport. Avec un nom comme cela, j’imagine un vieillard. Maurice, c’est bien pour un vieil homme. Avec une démarche voutée et flageolante ? Non, plutôt un vieillard vaillant, avec des cheveux blancs, chauve sur le dessus, un regard perçant sous des sourcils broussailleux. Rappoport, ça me dit quelque chose… Quelque chose de mes lectures… Il y a fort longtemps. Qu’est-ce que mes parents faisaient dans ce club du troisième âge ? Ça ne colle pas. Marco semble comprendre mes pensées. Il tapote mon épaule de sa main, comme pour me réconforter.

     

    Une porte, que je n’avais pas remarquée au fond de la boutique, s’ouvre soudain. Un homme jeune en sort, d’une beauté surprenante. Un peu comme celle insolente de Delon dans Plein Soleil de René Clément. Il se dirige vers nous, nous offrant un large sourire et sa main tendue.

    -          Je suppose que vous êtes Hannah Zlos ?

    J’acquiesce.

    -          Bonjour, Maurice Rappoport.

    Une main énergique, qui fait mal. Il sert aussi celle de Marco.

    -          Vous êtes le mari d’Hannah Zlos ?

    Marco se mord les lèvres mais se ressaisit.

    -          Non, pas du tout. Son ami. Je l’accompagne car elle tenait à vous rencontrer.

     

    Maurice Rappoport se retourne vers moi.

    -          Puis-je voir votre carte d’identité ?

    -          Pardon ?!

    La vielle dame essaye de protester de derrière son bureau, mais il la fait taire d’un geste de la main. Elle se rassied, blessée. Je cherche ma carte dans mon sac. La lui montre. Il me la rend, sans se départir de son sourire ravageur qu’il n’a pas quitté depuis son entrée.

    -          Suivez-moi… Tous les deux, si vous le voulez.

    Ce que dégage ce type est surprenant. Une sorte de masque sympathique qui couvre une rudesse, une froideur qui me met mal à l’aise. Le genre de personne qu’on n’imagine pas verser de larmes, rire de bon cœur ou dire un mot doux.

      

    Je fais un sourire à la bande de gais lurons qu’on laisse derrière nous et nous suivons Maurice... Drôle de prénom tout de même, vaches les parents.

      

    En passant la porte, le choc est immédiat, un choc générationnel. Je quitte 1950 pour entrer subitement en 2030. Violent. En effet, on arrive dans une pièce aveugle, très moderne. Je n’y connais pas grand-chose en informatique mais il ne faut pas sortir d’une grande école pour se rendre compte qu’il y a là plusieurs serveurs, qui ont l’air très puissants, que les ordinateurs ressemblent peu au mien, que la tête des deux boutonneux qui ont le nez collés à leur écran sont des caricatures de geeks. L’un d’eux me lance un regard noir à notre passage. Je reconsidère ma première impression. Pas geeks, non, plutôt black hat, ces hackers qui font des trucs louches sur le net.

      

    Maurice nous emmène dans une troisième pièce au fond. Il ferme la porte. Je le vois faire un signe de tête à « Regard noir », se retourne avec son sourire insupportable en nous offrant deux sièges. Il s’installe derrière son bureau, tapote sur sa tablette en regardant son grand écran. Jakob, mon assistant à Prague, à ses côtés pourrait passer pour jovial. Je ne sais pas si c’est le manque de sommeil, les événements récents dans ma vie, mais je ne me sens pas du tout à l’aise dans ces pièces sans fenêtre et j’ai une furieuse envie de ressortir dans la rue, de me retrouver à l’air libre… Maurice Rappoport m’observe en coin. Il a quelque chose en lui qui m’agace, malgré sa belle gueule, une sorte de tête à claque, de type premier de la classe, qui ne comprend pas qu’on ne puisse pas comprendre une notion. J’oscille entre l’autiste et le robot.

    -          Ah voilà, le dossier de vos parents, je l’avais sauvegardé à… Singapour…

    On s’en fiche, du con.

    -          Que voulez-vous savoir ?

    -          Ce que vous savez par exemple.

    -          Désolée, Hannah, je peux vous appeler Hannah ?

    -          Si cela vous plait Monsieur Rappoport.

    Son sourire ultrabright se fait crispé…

    -          Je ne peux pas vous dévoiler, ce qu’ils ne m’ont pas demandé de vous dévoiler.

    -          Ils sont morts.

    -          Je le sais oui, mais cela reste néanmoins confidentiel.

    -          Ils sont morts, tués, monsieur Rapopport. Est-ce que cela change éventuellement un petit quelque chose ?

    -          Comment cela tués ?!

    Marco prend en charge l’explication, sentant très bien mon incapacité à le faire.

    -          Josef Zlos et Blanche ne buvaient jamais et ils sont été retrouvés avec 3 grammes d’alcool dans le sang. Cest ça, Hannah ?

    -          A peine moins pour ma mère.

    -          Ils avaient peut-être bu ce soir-là.

    -          Mon père conduisait.

    -          Même avec sa main ?!

    -          C’est bien ça le problème...

    -          Peut-être qu’ils étaient tellement ivres que ce soir-là, il a voulu prendre le volant.

    -          Non, tout cela est impossible…

    -          Désolée Hannah, mais c’est un peu mince pour prouver qu’ils ont été assassinés.

    -          Et les deux cambriolages le mois suivant leur disparition?

    -          Deux ?!

    -          Oui, deux !

    -          Vous voyez bien Maurice, Hannah a raison, tous ces faits mis les uns à côté des autres sont troublants. Mila et Hannah veulent savoir ce qui est arrivé à leurs parents, c’est humain non ?

     

    Je le sens moins sûr de lui. Une lueur qui s’est ébranlé dans son regard. Mais il reste sur son refus, les yeux rivés sur son ordinateur. 

    -          Viens, Marco, partons, ça ne sert à rien.

    -          Ok, Hannah. Allons donc voir les flics...

    Nous quittons son bureau et la pièce suivante avec soulagement.

    -          Avez-vous appris les choses que vous vouliez savoir ? nous demande le vieil homme qui nous avait accueillis.

    -          Non, apparemment tout est confidentiel.

    -          Ah… Je suis désolé.

    -          Oui, vous portez bien mal le nom de votre société : EMET. Mais bon après tout, je suis Hannah la gracieuse parait-il, ma mère s’appelait Blanche et avait la peau constellée de taches de rousseur et Antoine est une fleur éthymologiquement.... C'est dire...

      

    On sort.

    -          C’est quoi ce délire sur les noms ? T’as un truc sur moi ? 

    -          Marco, de Marcus, Mars le dieu de la guerre…

    -          Oh merde !

    -          … et de la fécondité.

    -          Ah quand même !

    On entend une voix qui m’appelle « Hannah ». On se retourne. Maurice nous fait signe de revenir.

    -          Marco, en tout cas, t’es le dieu des filous avec ton histoire d’aller chez les flics… Le piège a marché !

    Il me sourit en coin. Nous retournons sur nos pas.

     

     

      

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